Recensions 4

SÉSAME ASBL - Société, spiritualité, éthique, santé mentale

Marie De Hennezel, Croire aux forces de l’esprit, Paris, fayard/Versilio, 2016, 210 p., ISBN 978-2-213-70141-7


Chacun pourra avoir son avis tant sur le principal acteur de ce récit, François Mitterrand, que sur son auteure, Marie de Hennezel, mais force est de constater l’intérêt de cet ouvrage dont la jaquette de promotion est, à elle-seule, tout un programme : « François Mitterrand une quête spirituelle ». Certes, il importe d’aller au-delà de la mise en scène des deux personnages à travers le récit où l’un et l’autre se trouvent bien mis en avant pour découvrir l’enjeu de fond : la place du spirituel dans nos sociétés, sa compréhension, ses craintes, sa dimension « opératoire » bien que souvent cantonnée dans le registre du privé.

Ce qui frappe tout d’abord, c’est la difficulté de nommer ce « lieu » du spirituel alors que, paradoxalement, la personne dit l’expérimenter. Faut-il parler de force, de souffle, de vie, de mystique, voire-même de religion ? Les échanges ici relatés indiquent manifestement la non-clôture de la question, si ce n’est que le spirituel ne peut relever, ni être enfermé dans le « religieux-dogmatique », même s’il trouve culturellement, voire historiquement, des racines plus ou moins diffuses, ici parfois reconnues avec des traditions religieuses (chrétienne, soufiste, bouddhiste, celtique…) dont l’héritage familial apparaît comme la source première (dans le dit et les attitudes). Personnellement, nous trouvons cette non-réponse assez intéressante à considérer. Elle semblerait induire que « le spirituel » se donne d’abord à reconnaître au niveau d’une expérience, celle d’une certaine altérité vécue en soi ou dans sa manière d’appréhender le monde, d’entrer en rencontre avec autrui. Elle serait attention à ce qui motive, agit, émeut le sujet au-delà des catégories émotionnelles et psychiques ; ce qui se reçoit du monde et de l’autre. En ce sens, les lieux mis en évidence dans l’ensemble de ces entretiens – passionnants à lire par ailleurs – se donnent dans une grande diversité. La nature semble être un des premiers lieux ressources : les arbres, les pierres (énergie des pierres celtiques), les paysages, le mouvement de l’eau et de la lumière… Il en est de même, à des niveaux de sensibilité différente pour l’art, la littérature et la musiques. Les églises sont largement évoquées comme des lieux d’où émanent une force, une énergie, un calme, une présence reliée ou non à un Dieu. Mais ces divers lieux d’émergence du spirituel sollicitent, d’une certaine manière, un engagement éthique du sujet contemporain dans le temps, une certaine gratuité qui leur sont associés.

Un trait peu mis en avant dans la littérature nous a également marqué : la dimension socio-politique de la spiritualité. Il y a tout d’abord ce témoignage fort de F. Mitterrand lorsqu’il la considère comme impérative dans la gestion du monde : « Pourtant, il estimait cette dimension [vie intérieure] était essentielle à l’action. Elle la soutenait. Combien de fois l’ai-je entendu me dire qu’un homme politique, à plus forte raison un chef d’État, devait avoir une profondeur spirituelle. Quand on est investi d’une charge aussi lourde, on ne peut s’appuyer seulement sur sa volonté et son intelligence. Il faut compter, disait-il, sur les « forces de l’esprit ». » (p. 210-211). Ensuite, de nombreux échanges portent sur la création de la première unité de soins palliatifs à l’Hôpital Universitaire à l’initiative du président de la République. Ici encore, il est manifeste que c’est bien sa conception de l’humain et de la vie comme lieux du spirituel qui a présidé à cette décision politique, lourde de répercussions positives en France pour l’accompagnement des personnes en fin de vie.

On l’aura compris : un livre dense, riche et source de questionnement, bien au-delà du mystère de la personnalité de F. Mitterrand. Un livre qui ouvre à une question simple et vitale : « et moi ? ».


Axel Liégeois, Values in Dialogue. Ethics in Care (Conflict, ethics, and spirituality 5), Leuven, Peeters, 2016, 138 p.


Professeur d’éthique à la KUL et éthicien auprès des Frères de la Charité de Gand, A. Liégeois offre un parcours réflexif entre théorie et clinique, particulièrement sensibilisé aux personnes porteuses d’un handicap ou d’une fragilité psychique. Ce livre se donne comme un manuel où chaque chapitre permet d’aller plus loin dans une compréhension et une mise en œuvre d’une éthique du soin. C’est d’abord au cœur d’une relation qu’elle est à penser et à vivre, relation où la personne fragilisée est en appel d’une juste présence du professionnel. Cette mutuelle rencontre va au-delà de la seule autonomie – requête largement présente dans tout traité d’éthique – pour viser une approche personnaliste. Ce modèle relationnel et personnaliste ouvre ensuite à une approche bio-psycho-sociale et spirituelle de la personne malade et de la dimension d’expérience de la maladie. S’ensuit un chapitre très pédagogique traitant d’un modèle d’éthique pratique en contexte de soins cherchant à s’assurer d’une juste compréhension de ce que nous appellerions un « mouvement décisionnel », construit dans la progressive compréhension de ce qu’attend le malade et la tension toujours présente entre un idéal éthique et le réel, la clinique tels qu’ils se donnent ; nous sommes proches ici d’un lien entre éthique et spiritualité telle que nous la comprenons. On le comprend aisément, cette approche du soin permet une dimension de collaboration entre professionnels centrée sur la personne malade, particulièrement fragilisée, porteuse de besoins, de désirs qu’il importera d’identifier avec et pour elle dans le dialogue (dimension d’un soin capacitant). Ce dialogue peut être mis à mal par certaines situations psychiatriques telles la contention, la privation de liberté, situations de vie invitant les professionnels à davantage de circonspection encore dans l’échange d’informations – au service de qui ? et pourquoi ? –, maintenus attentifs à l’importance du secret professionnel. Cet ouvrage s’inscrit donc, de notre point de vue, dans le mouvement de « contestation » d’une autonomie asséchée lorsqu’elle n’est plus qu’un principe éthique ou une norme juridique. On y redécouvre des personnes, soignantes et malades, invitées à retrouver, comme y invitait P. Ricoeur, une « alliance thérapeutique ». On notera enfin l’intérêt des nombreux schémas présents dans ce livre ; s’ils résument clairement la pensée de l’auteur, ils seront tout autant de bons guides dans le cadre d’un enseignement.


Christian de Cacqueray, Parcours d’adieux, chemin de vie, Namur-Paris, Salvator-Fidélité, 2016, 184 p.


Le métier de « croque-mort » ou d’entrepreneur de pompes funèbres est certes méconnu. C’est pour rendre témoignage de la noblesse – voire de la nécessité spirituelle – de cette profession que l’auteur propose une série de témoignages. À travers ces scènes « de mort », Ch. de Caqueray esquisse avec réalisme et délicatesse tout ce qui se joue au cœur de familles si diverses lors des différentes étapes des funérailles, de la mise en bière à l’inhumation. Moments de profondeur, de révélation, de tensions, de bilan, de « joie » et d’espérance ; c’est tout ce qui se joue dans la concession au départ de l’être aimé. Au cœur de ces récits circonstanciés, d’autres enjeux de fond se jouent, auxquels l’auteur veut nous sensibiliser : l’importance de la dimension symbolique de l’existence, et donc des rites, le statut personnel et social du corps, l’épreuve et la nécessité de « faire famille ». Cet ouvrage ouvre de la sorte à une originale réflexion sur le statut de la mort au cœur de nos société et sur la possibilité, moyennant un certain accompagnement, d’en faire un lieu de vie pour survivre.


Marc Desmet, Euthanasie : waarom niet ? Pleidooi voor nuance en niet-weten, Lannoo, 2015, 319 p.


À travers cet ouvrage, si l’auteur cherche d’abord à répondre à une question précise – comment se fait-il qu’il y ait autant d’euthanasies dans la partie flamande du pays –, il va bien au-delà pour nous offrir de nombreuses clés de lecture de cette difficile problématique tant clinique que sociale.

Au cœur cette écriture imagée, parfois humoristique qu’on lui connaît, il offre une pertinente grille de lecture transversale de l’euthanasie : entre l’approche dogmatique-conservative ou pragmatique, n’est-il pas possible d’ouvrir un autre type de questionnement s’inscrivant dans la question et de la spiritualité ? C’est ce qu’il propose à travers 15 chapitres généralement conçus en trois temps : une hypothèse, son développement et une relation clinique pour illustrer ses propos. Il n’est certes pas possible de reprendre ici toutes les nuances de ce livre dont la langue originale rend parfois la lecture difficile à un francophone. Nous retiendrons cependant des pistes de réflexion plus qu’originales. On y trouve de larges explicitations de l’étiologie de l’augmentation des demandes au regard d’une perception tronquée de l’autonomie pensée comme seule autarcie (et non pas autonomie en relation) et de l’évolution de la médecine contemporaine et aux conditions réelles qu’elle offre à l’accueil de la fin de vie. Il s’agit également de s’interroger en profondeur sur ce qu’on dit lorsqu’on affirme « qu’une personne souffre », selon quels référentiels tant anthropologiques que sociaux. C’est, pour l’auteur, toute l’importance du débat contemporain relatif à la notion « d’insupportable » dont on met peu au jour les présupposés, surtout lorsque s’y adjoint la notion de « souffrance psychique ». Il plaide pour un nouveau concept de « souffrance d’exister » renvoyant à un certain excès de la médecine dans ses propositions thérapeutiques jusqu’à la fin de l’existence. Reconnaître ce type de souffrance devient le lieu d’une nouvelle compétence à acquérir par les professionnels : le souci d’une dimension spirituelle de l’existence du sujet souffrant. Dans un autre registre, on notera les très intéressants développements relatifs à la notion de « rite » permettant de penser l’euthanasie et la place des différents « acteurs » sous un autre paradigme que la seule demande clinique, voire de la réflexion éthique. Enfin, on retiendra l’intérêt et l’originalité des derniers chapitres montrant comment les pays francophones (France, Québec) et la région francophone de la Belgique se trouvent porteurs de facteurs socio-historiques pour appréhender différemment la question de l’euthanasie. Il n’est plus qu’à espérer que ce livre, fruit de nombreuses années de réflexion de cet auteur, puisse être rapidement traduit en français pour lui offrir tout le rayonnement qu’il mérite.


Dolores Aleixandre, Aux portes du soir. Vieillir avec splendeur, Namur, Fidélité, 2016, 312 p.


Un livre assez inclassable, si ce n’est sa réelle pertinence au cœur d’une société prête à accueillir le 3ème ou 4ème âge dans la seule perspective d’un « jeunisme » économiquement rentable. Si l’auteure fait œuvre théologique par une large utilisation de récits et de personnages bibliques mis en perspective de thématiques liées aux personnes âges – le vieillissement, la dépendance, l’inquiétude, la perte, le deuil, la solitude, la mort, etc –, ce n’est pas à proprement parler un parcours théologique, encore moins un livre académique. Elle ne se réclame pas non plus d’être psychologue, et pourtant c’est bien cette psychologie de la personne en âge qu’elle explore dans son lieu avec l’expérience spirituelle. En d’autres mots, c’est un livre, fruit d’expérience et d’engagement dans l’accompagnement, qui fait réfléchir et invite à un parcours de relecture les personnes plus âgées, jusqu’à y compris l’accueil de leur propre mort. À travers ce défi si peu à la mode, elle ouvre à une lucidité sur la vie à accueillir, bien souvent malgré les apparences premières, comme une occasion réelle de croissance, de beauté oserions-nous dire. Même si tout cela n’est pas nécessairement facile à lire, et encore moins à vivre, c’est un ouvrage que l’on pourra recommander certes aux aînés, mais également à celles et ceux qui les accompagnent, particulièrement les professionnels puisque chaque chapitre se termine par une sorte de modalité d’animation relative à ces difficiles questions ; ce que l’auteure nomme « réunion de pensionnaires ».


Oriou Bénédicte, Rassure mes copains, Namur, Éditions Fidélité, 2016, 224 p. (Préface de Lytta Basset)


Bénédicte Oriou est la maman de Brice, un petit garçon de 8 ans qui décédera d’un cancer de la tête. Occasion pour elle de décrire son cheminement, celui de son époux et de toute une famille, c’est surtout sur le parcours de Brice, parcours clinique, psychique et spirituel que le lecteur est convié de s’arrêter, pour contempler ! Bien sûr, on y trouve les « éléments classiques » de la confrontation à la maladie - son diagnostic, son évolution, ses incertitudes et ses souffrances, ses révoltes -, mais c’est à un regard plus intérieur qu’il faut manifestement concéder pour appréhender tout ce que nous enseigne ce jeune enfant.

Et les pistes ne manquent pas. Tout d’abord, son souci de l’autre, de ses condisciples de classe si bien évoqué dans le titre du livre « Rassure mes copains », attitude qui leur permettra de mettre en œuvre une réellement créativité joyeuse dans l’accompagnement de Brice. Il souhaitera d’ailleurs, par son testament, leur laisser une trace, un cadeau. On sera également marqué par sa maturité non pesante, trouvant sa pleine éclosion dans ce souci d’être un « chercheur de Dieu », un ami de Jésus dans son lien à l’eucharistie, le Notre Père récité chaque soir en famille et son expérience spirituelle dans la communauté de l’Arche. C’est remarquable de voir comment un enfant peut faire grandir l’adulte, sa famille et une communauté d’amis.

Bien sûr, les parents, au cœur de leur souffrance mais aussi de leur foi, ont fait le pari des soins palliatifs eux-mêmes : ne jamais s’appesantir sur les pertes de leur enfant, mais sur tout ce qui était encore à vivre, à découvrir, à aimer certes autrement. En ce sens, c’est aussi le parcours inventif d’un papa, d’une maman et de toute une famille qui se trouve relaté, jusque dans la fin de vie de Brice et sa célébration. Un livre touchant, à l’écriture simple qui inscrit l’accompagnement spirituel au cœur du quotidien quand il devient, avant tout, consentement à la vie.


Alain de Broca Alain, Soigner aux rythmes du patient. Les temporalités du soin au XXIème siècle, Paris, Seli Arslan, février 2015, 144 p.


Le patient a toujours vécu sa maladie aux rythmes des thérapeutiques et des connaissances de son temps. Il en est de même aujourd’hui, mais le monde du XXIe siècle constitue un tel basculement, avec notamment les progrès en génétique et dans le traitement numérique des données, que le vécu de la maladie comme les soins s’en trouvent considérablement modifiés. Les soignants, qui veulent faire le mieux possible, se sentent parfois obligés d’amener le patient à suivre les derniers protocoles en vigueur et les dernières avancées technologiques au détriment de ce que peut réellement demander le malade. Ce dernier est quant à lui souvent écartelé entre la demande de techniques repoussant toujours plus les limites et la volonté qu’on respecte ses rythmes. Ce livre invite à réfléchir sur les difficultés d’ajustement entre les rythmes des annonces et des protocoles et les rythmes du patient. La première partie souligne comment chaque être vivant se structure autour des notions de temps et d’espace, et rappelle les différentes phases du développement, qui joueront ensuite sur le vécu de la maladie. L’auteur y montre aussi comment les nouvelles technologies bouleversent le rapport au temps, à l’espace et au vécu de la maladie. La deuxième partie propose de nombreuses situations cliniques et nous conduit ainsi au cœur de la pratique de soin entre le patient et le soignant censé l’écouter, l’accompagner et lui apporter son soutien. De nos jours, les façons différentes dont le patient et le soignant ressentent les temporalités génèrent des tensions et complexifient les situations, les malades faisant des demandes qui semblent parfois contradictoires et peuvent rester sans réponse. Ces demandes viennent surtout rappeler aux professionnels qu’il n’est ni éthique ni efficace de vouloir faire avancer les malades à des rythmes qui ne seraient pas les leurs. Cet ouvrage s’adresse à tous. L’ensemble des soignants y trouveront des repères pour soigner dans l’ici et maintenant chaque patient à ses rythmes. Les malades et leurs proches, qui ont guidé l’écriture de ce livre, y trouveront des réflexions utiles pour mieux vivre leurs propres questions et angoisses quand la maladie surviendra.


J.-Cl. Larchet, Une fin de vie paisible et sans douleur, sans honte, Paris, Cerf, 2010, dans Les Cahiers francophones de soins palliatifs, Volume 11, numéro 2, p. 77-80.


S’inspirant d’une supplication issue de l’ « Ecténie de demande » dans les liturgies de saint Jean Chrysostome et de saint Basile- « Une fin de vie paisible, sans douleur, sans honte »-, Jean-Claude Larchet nous délocalise, pour une bonne part, de nos repères courants puisqu’il inscrit la réflexion sociale et culturelle relative à la mort dans le registre d’une anthropologie spirituelle qui, reconnaissons-le, donne réellement à penser, d’autant que cette triple visée de bonheur (la paix, l’absence de douleur et de honte) nous traverse tous. Il nous offre de la sorte un éclairage orthodoxe, particulièrement dans sa dimension éthique et théologique, sur un panel de questions relatives à la fin de vie, problématiques toujours d’une grande actualité, que ce soit dans la réalité clinique ou les visées législatives poursuivie en nos pays. Les angles d’approche de cet ouvrage, très documenté comme l’auteur en a l’habitude, pourraient être nombreux. Je ferai ici le choix de repérer, à travers les thématiques traitées, ce qui nous questionne plus particulièrement dans notre manière « habituelle » -qu’elle soit clinique, éthique ou théologique- d’appréhender les réalités humaines et cliniques ouvertes dans ce livre : le suicide, l’euthanasie, l’acharnement thérapeutique, les soins palliatifs et le traitement de la souffrance, les transplantations d’organes, le traitement du corps après la mort, la crémation.


Préoccupé du suicide comme phénomène de société, l’auteur cherche, à travers une longue approche patristique, à mettre au jour les enjeux éthiques et théologiques de cette manifestation contemporaine d’une certaine autonomie du sujet, souvent mise en lien avec la question de l’euthanasie : est-il pensable, pour la pensée orthodoxe, de mettre fin à ses jours pour éviter la dégradation ? Tel est l’angle d’approche original de l’auteur, très actuel dans la mesure où le « thermomètre de la dignité » deviendrait, pour certains, le critère moral d’une autorisation du sujet à mettre fin à sa vie pour préserver l’intégrité d’un corps physiquement ou psychiquement altéré, ou en voie d’altération. Il visite ainsi de nombreux textes patristiques, particulièrement relatifs au martyr où se donner la mort pourrait sembler licite pour éviter un mal grand. Il en ressort ultimement que tant l’Ecriture que les Pères ne peuvent souscrire au suicide puisque la vie vient Dieu et Lui retourne mais invitent plutôt à développer « une patience chrétienne » qui ne trouve sa légitimité que dans le soutien apporté par la communauté à la personne tentée de mettre fin à ses jours. On assistera de la sorte à un passage de l’autonomie pensée comme autarcie du sujet à la réalité de l’engagement solidaire.


C’est en lien avec la problématique du suicide que l’auteur ouvre une réflexion relative à l’euthanasie. Si la position de fond est semblable à la tradition catholique pour refuser toute euthanasie, qu’on la demande pour soi ou qu’on y participe, il est intéressant de noter l’usage de catégories inhabituelles : euthanasie « tardive », « précoce », « anticipée », avec le maintien qui peut être critiqué, parce qu’ambigu, de la distinction entre euthanasie passive et euthanasie active. Pour en rester ici aux trois premières catégories introduites, elles veulent mettre en évidence le lien de temporalité s’instaurant de nos jours entre la crainte du sujet contemporain de « souffrir » et sa volonté d’anticiper cette éventualité. Si la tradition orthodoxe comprend cette crainte, au point de prier dans la liturgie pour une fin de vie « paisible, sans honte et sans douleur », voire même pour que « Dieu hâte la mort », elle reste résolument opposée à toute euthanasie active, la vie n’appartenant pas à l’homme mais à Dieu. Tout comme pour la question du suicide, la tradition spirituelle orthodoxe invitera, par l’union au Christ, à un dépassement, pour autant que la personne tentée par l’euthanasie puisse compter sur le soutien de ses semblables et sur ce qu’on pourrait appeler une « conversion sociale » invitant à voir dans la venue de la mort non pas une « pure négativité » mais l’accès à une vie en Dieu. On notera enfin une accentuation sur la signification spirituelle de ce temps précédant la mort, pour autant qu’il soit soutenu, comme d’une période pouvant être « précieuse » : « La vraie eu-thanasie (bonne mort) selon la conception chrétienne est sans aucun doute l’achèvement de sa vie dans le repentir, autrement dit dans la réconciliation avec tous les autres hommes et avec Dieu, dans la pureté de l’esprit et du cœur, dans la paix intérieure qui donne la sérénité face à la mort et une bonne assurance face au jugement de Dieu et à la vie éternelle » (p. 97). Force est de reconnaître ici que nous sommes interrogés face à nos représentations spontanées du processus de la fin de vie au cœur d’une médecine technique et objectivante et d’une société animée de plus en plus d’un désir de maîtrise du terme de l’existence !


Le chapitre relatif à l’acharnement thérapeutique est lui aussi très intéressant car il pose davantage la problématique dans le registre de « l’économie » plus que celui de la normativité morale et de la proportionnalité des traitements desquelles nous sommes coutumiers. Si, comme le dit l’auteur, « l’éthique y perd en précision », elle gagne en humanité et en qualité spirituelle (p. 117). En ce sens, il vaut la peine de reprendre les principaux éléments mis en exergue pour penser cette question de l’acharnement thérapeutique. Il s’agira essentiellement de ne pas mobiliser toute l’énergie technique sur le corps, mais considérer la personne malade dans son processus de vie, se rappelant en même temps que la mort reste une dimension naturelle de la vie. Dans cette optique, la mort n’est plus considérée comme « un mal absolu » qu’il faudrait combattre et retarder par tous les moyens mais une étape de la vie dont il importe de ne pas exproprier le malade ; le « trop faire » se pense dès lors moins dans le registre de la norme éthique que dans celui de la spiritualité : que permet ou non la technique médicale pour que le malade reste sujet de sa propre mort au regard de lui-même, des siens et de sa relation à Dieu vers Lequel il chemine peu à peu ? Ne pas considérer cette dimension pourrait être un critère éthique d’évaluation des pratiques dans la mesure où la médecine n’a pas mission d’augmenter la souffrance du malade, parlant ici de souffrance spirituelle.


Ces quelques éléments, certes trop brefs par rapport à la qualité des développements de l’ouvrage, indiquent assez aisément comment seront appréhendés, dans la tradition orthodoxe, les soins palliatifs et le traitement de la souffrance, conditions premières de l’arrêt de soins et de traitements. A l’instar de la tradition catholique contemporaine, elle ne trouve aucune valorisation de la souffrance pour elle-même ; elle se doit d’être évitée, y compris au risque d’un abrègement non voulu de la durée de vie, particulièrement parce que sa présence empêcherait le cheminement spirituel du malade dans sa préparation à la mort. C’est au regard de cette dimension essentielle que l’Eglise orthodoxe manifestera une nette réticence par rapport aux dynamiques excessives de sédation. Toute l’importance accordée aux soins palliatifs s’accompagne d’une responsabilité incombant aux croyants, particulièrement dans les sociétés tentées par des législations pro-euthanasie, celle d’accompagner les personnes en fin de vie. On dépasse ici le seul registre de la charité pour légitimer cet impératif : il s’agit, par le secours spirituel de l’accompagnement et la prière liturgique, d’éviter que le malade ne soit soumis aux tentations du démon (impatience, agressivité, abattement…) qui l’empêcheraient de cheminer au mieux vers sa propre fin : la rencontre de Dieu. Même si ces référentiels sont peu coutumiers dans notre manière d’approcher cette réalité, il me semble important de pouvoir se laisser questionner par ces derniers : à quel niveau de l’humain nous référons-nous lorsque nous parlons d’accompagnement, de fin de vie et, plus largement, d’opposition à l’euthanasie ? Il semble que la position orthodoxe nous invite à revisiter la profondeur de certaines de nos argumentations.


L’approche des transplantations d’organes s’avère, d’un point de vue éthique, assez semblable à la position catholique mais apporte cependant certaines spécificités. Pour ne prendre que l’exemple de la greffe du cœur, l’Eglise orthodoxe invitera à un questionnement beaucoup plus large sur la symbolique de l’organe, le cœur étant perçu comme le lieu de l’unité du sujet, siège principal de sa vie spirituelle ; cette vision amènera certains hiérarques à s’opposer à ce type de greffe, et ce d’autant plus s’il s’agit de greffer un cœur d’origine porcine ! On remarquera également certaines nuances au regard d’un argument généralement fort, celui de l’anonymat entre donneur et receveur. Cette approche absolutisée pourrait révéler un manque, celui d’inscrire le don et la réception de l’organe en dehors d’une dimension relationnelle lui donnant sens, et pouvant conduire à faire du don un dû. On comprendra de la sorte une certaine opposition à la notion de consentement présumé sur lequel se sont construites bon nombre de législation. Enfin, la procédure de prélèvement à cœur non battant (NHBD) sera jugée équivoque puisqu’elle reposerait sur une anthropologie fragmentant le sujet : est-il vraiment mort celui dont le cœur s’arrête mais dont la vie « spirituelle-cérébrale » ne serait pas complètement arrêtée puisque la mort n’est pas un point mais un processus ? Une fois de plus, ces différents points d’attention, même s’ils ne nous sont pas familiers, constituent, à mes yeux, une invitation forte à questionner nos représentations anthropologiques spontanées lorsque nous considérons tel ou tel aspect du développement des techniques médicales.


C’est, une fois de plus, cette anthropologie spirituelle, unitive du sujet qui amènera la pensée orthodoxe à considérer l’importance du traitement du corps après la mort et à s’imposer absolument à la crémation. On le comprendra aisément. Si le corps est le lieu du sujet, un identique respect lui sera dû qu’à la personne elle-même, avec une attention soutenue à la temporalité puisque l’âme garde une certaine mémoire du corps (hypostase) au point de s’en dégager progressivement (de deux à trois jours selon les auteurs) et de la maintenir jusque dans la vie en Dieu. C’est cette raison, outre l’importance du culte des reliques (qui ne pourraient plus exister parce que réduites en cendres), qui amènera l’Eglise orthodoxe à être fermement opposée à la crémation.


Ces quelques éléments repris au parcours proposé par l’auteur montrent à souhait l’intérêt de cet ouvrage. Si les différents chapitres s’avèrent de valeur inégale dans leur rapport à la patristique, à la réflexion éthique et théologique comme modalité argumentative, l’ensemble reste cependant d’un grand intérêt non seulement pour comprendre la pensée orthodoxe mais surtout pour nous introduire à un niveau de questionnement peu familier, celui intriquant profondément l’approche clinique, éthique et spirituelle de certains développements de la médecine rencontrant la problématique de la mort et devant, idéalement, accompagner la personne en fin de vie. En ce sens, si l’ouvrage intéressera certainement les théologiens, il sera particulièrement utile à toute personne, croyante ou non, cherchant préciser au mieux les enjeux de sa propre argumentation dans toutes les situations évoquées touchant la fin de l’existence humaine.


Alain de Broca, Comment penser l’homme ?, Paris, Albin Michel, 2009, dans Revue d’éthique et de théologie morale « Le supplément », n°267, 2011, p. 128-130.


Entre réflexion clinique, personnelle -parce que liée à une histoire singulière-, et philosophique, telle est l’aventure à laquelle nous convie A. de Broca dans son dernier ouvrage. Il serait présomptueux de ma part de parler ici de « livre de la maturité », comme si l’auteur avait attendu cet écrit. C’est pourtant à une forme d’ouvrage de synthèse que nous avons affaire ici où l’on pressent un auteur avide de nouer divers pans d’une aventure humaine, tant professionnelle comme médecin neuropédiatre que comme homme s’interrogeant, au cœur de ce monde, sur le statut de l’existence.

Le parcours est simple et l’enjeu profond. A travers une question apparemment classique –qui est l’homme de ce 21ème siècle et surtout comment le penser ?-, l’auteur s’approprie une question philosophique éternelle mais qu’il situe dans un cadre bien précis, celui d’une « inflation » des discours éthiques et plus particulièrement bioéthiques pour introduire un questionnement plus rare de nos jours : ne serait-il pas question d’aller comme à un au-delà des discours contemporains convenus pour se demander ce qu’il en est réellement de l’homme, dans son rapport à lui-même, aux autres, à son histoire, au monde ? Bien que le terme soit peu utilisé par l’auteur, il s’agirait à mes yeux de poser la question de la spiritualité comme cette réalité qui inscrit tout humain dans l’existence.


L’ouvrage comporte trois parties qui offrent au lecteur un réel cheminement philosophique certes, tout en même temps qu’une multiplicité d’exemples issus de la clinique et de la vie quotidienne permet au lecteur de s’approprier les enjeux théoriques d’une manière assez intuitive, personnelle : assumer sa biologie, assumer la relation, assumer sa « konomie ». L’idée de fond consiste à la mise au jour de la notion de développement, ce dernier s’inscrivant conjointement dans une corporéité, une vie psychique, une manière d’habiter le monde avec ses joies et ses limites constitutives (pertes, maladie, vieillissement, deuils, proximité et réalité de la mort). Au cœur d’une société trop tentée par le repli individuel et une conception étroite de l’autonomie pensée comme autarcie, autosuffisance du sujet, A. de Broca plaide pour une manière d’exister fondée sur le don et le pardon. Par de nombreux exemples et par une pensée s’étayant progressivement, il nous redit combien la vie est don en tout ce qui constitue le sujet humain (sa biologie, sa vie psychique, son être au monde, sa culture) invitant au par-don, c’est-à-dire à cette capacité de retisser sans cesse une dynamique d’alliance intersubjective permettant aux personnes concernées de découvrir ce qui les fait effectivement exister comme humain.


Cette dynamique de développement inscrite dans la reconnaissance d’une réelle altérité de l’autre permettant à tout sujet de devenir pleinement lui-même conduit l’auteur à aller au-delà, ou plutôt au plus profond de la notion contemporaine trop convenue d’autonomie pour proposer un néologisme, celui de « konomie » pour mettre davantage au jour les conditions socio-historiques et relationnelles d’une autonomie trop pensée pour elle-même, au seul niveau de la singularité d’un individu qui la requiert. Ici, il est question de penser l’autonomie dans son plein rapport à soi et à l’autre : « … j’appelle Konomie, ce Je qui dit ‘Je prends telle ou telle décision en pleine responsabilité et moi seul la prendra’ parce que Je suis assumant totalement cette co-hérence, cette co-relation, cette singularité en lien avec autrui entre confiance, dons et pardons » (P. 205). On s’en rend compte, il ne s’agit plus ici de penser l’éthique -et la bioéthique réduite à ses quatre principes opératoires- dans le seul registre de la simple subjectivité, mais de penser la vie, la décision, l’engagement à partir d’un sujet toujours déjà inscrit, en son passé, son présent et son devenir, dans un rapport à l’autre, au monde, à l’histoire qui le constitue sans cesse comme sujet singulier et relié aux autres. Seule la prise au sérieux de ce tissu constituant la trame de l’humain lui permettrait d’entrer dans la démarche éthique pensée et vécue comme anthropoéthique, c’est-à-dire capacité d’ « être, en chaque instant et en chaque lieu de sa vie, ferment et acteur de développement pour soi et pour autrui. » (p. 227).


Cet ouvrage constitue un réel « entre deux » entre Ricoeur et Lévinas (p. 208) dans sa capacité à faire vivre ce qu’implique le fait d’être humain, malade ou bien portant, dans sa relation à soi-même ou aux autres. Même si l’écriture s’avère parfois longue et sinueuse, ce livre représente une très belle invitation à penser, se penser : qui suis-je ? Qui est l’autre pour lui-même et pour moi au point qu’il me done de devenir moi-même, de me développer ? Ce sont là des questions fondamentales que nous n’aurons jamais fini d’épuiser et qui, conjointement, conditionnent la vérité de la rencontre de l’autre, bien portant ou malade. En ce sens, cet ouvrage de « retraite », pensée ici comme distance critique, sera utile à toutes celles et ceux qui, suffisamment décentrés d’eux-mêmes, portent au quotidien, dans le soin, la médecine et l’accompagnement, un réel souci de l’autre.


Dominique Struyf, Bernard Pottier, Psychologie et spiritualité. Enjeux pastoraux (Coll. Donner raison), Bruxelles, Lessius, 2012, dans Cahiers francophones de soins palliatifs, Volume 13, numéro 1, p. 110-111.


Souvent présentée en concurrence, comme si la vie psychique n’avait pour seul objet que de contrecarrer l’homme religieux, cet ouvrage, issu d’une expérience conjointe d’enseignement, offre une approche à la fois articulée et différenciée de la compréhension de ce qui concerne l’intériorité du sujet. L’un des auteurs, Bernard Pottier est philosophe, théologien et psychologue, l’autre, Madame Dominique Struyf est médecin, pédopsychiatre et psychanalyste.


Tous deux s’appuient sur leur expérience d’accompagnement, qu’elle soit spirituelle ou clinique et nous invitent à un parcours où le lecteur est invité à découvrir en quoi la vie psychique et la vie spirituelle renvoient à des mécanismes de compréhension de soi assez semblables, même si les finalités de l’accompagnement s’avèrent différentes : le premier vise une meilleure auto-compréhension de soi tandis que l’autre s’inscrit davantage dans une visée d’action, de finalité de l’existence sous le regard de Dieu en registre croyant. Un deuxième intérêt de l’ouvrage est d’ouvrir à la représentation de Dieu, à ses influences positives, parfois pathologiques, dans la construction de l’humain, et ce dès la petite enfance : en quoi et comment le support biblique ou de littérature religieuse peut-il être un point d’appui conjoint aux deux disciplines ?


C’est essentiellement le rôle du passeur et du symbole qui se trouve très finement explicité à travers l’ensemble des chapitres, montrant comment l’un et l’autre constituent des ressources nécessaires par lesquelles l’humain peut davantage advenir à une meilleure compréhension de ce qui le traverse, y compris jusque dans la démarche de pardon face à l’expérience du mal rejoignant tant l’expérience psychique que spirituelle. Ici, les deux compétences renvoient à des finalités différentes en ce qui concerne l’effectuation du pardon.


L’ensemble des questions ouvertes sera repris, au terme du parcours, au niveau de l’expérience : le rapport à la vie affective, à la sexualité tant dans le mariage que le célibat et la vie consacrée, que ce soit pour la dimension psychique ou spirituelle. Un chapitre original relatif à l’eucharistie montre également très bien en quoi le recours à la Parole et aux symboles jouent ce rôle de tiers, de passeur en sollicitant celles et ceux qui y participent dans les deux dimensions de l’expérience croyante, psychique et spirituelle.


Si chaque auteur est porteur de sa compétence et de son expérience singulière, l’ouvrage comporte une belle unité, étayée de pertinents renvois en cours de chapitres où l’un et l’autre précise, illustre le point de vue de l’autre. Un ouvrage très bien écrit, agréable à lire et qui rencontre pleinement la visée proposée dès l’introduction -« aider les prêtres, les religieux et religieuses, et les laïcs qui ont des responsabilités pastorales, à réfléchir aux liens qui existent entre la vie psychique et la vie spirituelle »-, finalité que nous étendons volontiers aux acteurs de la santé tellement confrontés à des situations de malheur de l’existence. Plus largement, le parcours proposé dans cet ouvrage, s’appuyant pour une part sur les exercices ignaciens, permettra à tout lecteur de réaliser un certain cheminement sur ce qui le traverse en tant que sujet humain et croyant.

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