Recensions

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Jean-Guilhem Xerri, Prenez soin de votre âme. Petit traité d’écologie intérieure, Paris, Cerf, 2018, 400 p., ISBN 978-2-204-10606-1

 

Médecin, auteur de nombreux ouvrages, Jean-Guilhem Xerri s’exerce ici, après avoir reçu en 2014 le prix de l’Humanisme chrétien, à un nouveau champ réflexif, celui de la spiritualité qu’il veut en articulation entre la pensée séculière – mais également la plainte de l’homme moderne – et la tradition chrétienne, en vue de proposer un « remède » à tant de souffrances psychiques touchant nos contemporains, celui de l’intériorité. À travers un langage imagé et très abordable, il y parvient plutôt bien à travers les cinq chapitres déployés s’interrogeant, d’une façon transversale, sur ce dont les hommes et les femmes d’aujourd’hui ont à être « soignés » de leur mal-être, et par qui. Manifestement, tout ne dépend pas de la médecine et de ses seuls référentiels techniques. Le livre comporte deux aspects : un théorique, ouvrant à ce qui constitue et caractérise notre intériorité, la part spirituelle qui nous habite, l’autre pratique, offrant des points d’appui concrets en vue de cultiver une écologie intérieure.

Dans un premier chapitre, il s’agit tout d’abord d’aller à la rencontre de l’humain : qui est-il lorsqu’il se trouve décrit non plus par les psychanalystes, sociologues et linguistes mais bien par des biologistes, des cognitivistes ou des cybernéticiens ? L’approche anthropologique s’avère de nos jours centrale car elle modèle conjointement le statut du thérapeute, les moyens mis en œuvre pour la guérison lorsque l’humain se trouve, de nos jours, réduit au fonctionnement de son cerveau et de ses gènes. De plus en plus modélisé par sa seule fonction cérébrale et neuronale, il s’approche de plus en plus de ce qui caractérise le robot et ouvre la voie royale à une approche transhumaniste de l’existence avec ses corrélats d’amélioration, de capacités nouvelles, etc. Or, pour l’auteur, ces catégories ne suffisent pas pour dire l’humain et, face à toute tentative réductionniste, il en propose une autre approche, celle de l’intériorité dont il traite dans un deuxième temps. Il montre en effet comment l’approche matérialiste réduit, dans sa perception, une plausibilité de l’intériorité dans sa composante corporelle et psychique. Or, cette dernière s’avère urgente et nécessaire à prendre en considération pour penser le rapport à la souffrance vécue, cette dernière sollicitant la prise en compte d’une autre dimension, celle de l’âme et des maladies pouvant l’affecter. En d’autres mots, il s’agit de rencontrer l’être profond de l’humain en vue de se situer d’une manière nouvelle dans un monde numérique, pressé qui n’est pas sans conséquences cliniques, générateur de souffrances dont la seule dimension psychique s’avère insuffisante pour en rendre compte avec nos mots, et donc pour la soulager : « la souffrance psychique manifeste une douleur sociale mais aussi spirituelle et anthropologique. » (p. 122). Dans le troisième chapitre, ayant acté les risques réductionnistes de l’humain, J.-G. Xerri propose une autre compréhension de l’humain, intrinsèquement corps-âme-esprit, s’efforçant d’en parler dans un langage accessible aux hommes d’aujourd’hui : comment l’âme peut-elle soutenir un état de santé mais aussi, dans ses dysfonctionnements, être à la source de pathologies « spirituelles » rarement diagnostiquées de nos jours. Pour ce, il se réfère à la pensée des Pères de l’Église qu’il parvient à rendre très actuels par de nombreuses citations qu’il met en perspective de l’analyse des deux premiers chapitres. L’enjeu de fond est de parvenir à se débarrasser de tout ce qui fait obstacle à l’amour de l’autre – voire de Dieu pour certain – et du prochain, sans tomber pour autant dans une spiritualité éthérée puisqu’il s’agit de répondre à une unique question : à quoi devons-nous naître pour être pleinement nous-mêmes, c’est-à-dire pour vivre en trois dimensions (3D), corps-esprit-âme ? Pour l’auteur, il s’agira de s’exercer à la santé, à l’image des Pères de l’Église : «  … la santé de l’intériorité, autrement dit l’écologie intérieure, est … l’exercice naturel de ses trois puissances et de ces deux facultés : intelligence, désirs, force d’une part, imagination et mémoire d’autre part. La maladie est liée à une perturbation dans l’usage des facultés naturelles… » (p. 181). Cet exercice renvoie donc à une intelligence élargie, ouvrant au sens profond des choses ou de la vie ; donc, nulle obligation de transcendance ou de Dieu pour y parvenir, même si ces références peuvent teinter l’intuition de soi et du monde pour certains. Pour être concret et favoriser cette compréhension de soi et du monde, le chapitre quatre, toujours sur base de la pensée des Pères, propose une nosologie des maladies d’origine spirituelle, essentiellement dues aux pensées perturbatrices mettant à mal l’équilibre corps-âme-esprit. Il s’agira ensuite de connaître les moyens de restauration des déséquilibres noopsychiques, allant bien au-delà du référentiel psychosomatique contemporain. Il s’agit en effet de parler de troubles psychiques ou somato-psychiques d’origine spirituelle, ce que Xerri appelle les troubles noopsychiques classés en huit maladies liées à un mésusage de la pensée. Il est, de notre point de vue, intéressant de noter que ces maladies de l’âme ne se trouvent pas ici appréhendées dans le registre de la faute ou du péché mais bien comme des réalités à comprendre en tant que signes d’un certain dysfonctionnement des pensées. Le substrat anthropologique reste donc premier dans la pensée des Pères, registre de la vraie vie, concrète, donnant à rencontrer un humain complexe confronté à l’avidité, la vanité, l’acédie (perte de sens), le narcissisme ; manières si concrètes de se rapporter de nos jours au monde et d’évaluer sa propre existence sous le regard tronqué et trompeur d’autrui ! Dans un dernier chapitre, l’auteur cherche à montrer que cette approche patristique de l’humain n’est pas une vieille histoire dépassée. Proche de la pensée du « tout se tient » du pape François dans son encyclique Laudato si’, il montre comment l’intériorité s’avère un remède pour les maladies noopsychiques, mettant de la sorte en actualité « non religieuse » la pensée des Pères de l’Église. L’enjeu essentiel est de parvenir à reconnaître les pensées qui nous traversent – toujours issues d’une anthropologie et d’un rapport au monde tels que décrits dans les deux premiers chapitres – pour initier un processus de renaissance intérieure en reconnaissant les quatre maladies essentielles se traduisant de nos jours en addictions diverses dont la perte de sens et le repli sur soi s’avèrent peut-être les signes majeurs. Dès lors, comment vivre en 3D ? Il s’agit certes de le décider ! Diverses voies sont proposées : la méditation, un style de vie plus sobre renvoyant à une écologie intérieure permettant tous deux à un retour à soi, à l’humilité.

On l’aura compris, ce livre tout en étant classique, car inscrit dans une longue tradition d’intériorité et de vie spirituelle des Pères, se propose comme une nouveauté d’auto-compréhension pour l’homme contemporain. Et il l’est, pensons-nous, pour toutes celles et ceux qui ne possèdent plus aucune boîte à outils pour se penser eux-mêmes, pour comprendre ce qu’ils-elles vivent et tout ce qui les traversent. Alors que traversé par des souffrances au travail, dans la vie, dans son rapport à lui-même ou aux autres, l’humain se trouve trop souvent réduit à sa solitude qu’il ne peut plus habiter. Ici, des clés interprétatives et de « résolution » de son mal-être se trouvent offertes. C’est certainement ce que poursuivent les intermèdes « d’introspection » proposés à l’issue de chaque chapitre, même s’ils mériteraient, de notre point de vue, d’être déployés dans une dynamique davantage collective. Mais sans doute faut-il d’abord passer par soi avant de risquer l’ouverture à l’autre. Dans un contexte de société où le « spirituel » se trouve mis en avant dans des modalités si diverses – le meilleur et le pire – cet ouvrage ouvre « au meilleur », celui qui nous vient d’une pensée multiséculaire largement expérimentée et revisitée ici dans une approche séculière, que ce soit au niveau du langage ou de ses conditions de possibilité. La question restera cependant celle de la réception par les femmes et les hommes d’aujourd’hui d’une pensée qui, même mise à jour dans le langage et des comparaisons actualisées, restent inscrites dans une tradition particulière, ici très certainement revalorisée.

 

Dominique Jacquemin

 

Recension de Françoise DAUNE, Patrick BEN SOUSSAN (sous la dir. de), Corps en souffrance, psychismes en présence (cancer&psy(s) ), Paris, érès, 2017, 180 p., ISBN : 978-27492-5683-2

 

Dans cet ouvrage collectif, sept clinicien.ne.es-psychothérapeutes prennent successivement la parole avec ce même but : réconcilier une approche psychique de la maladie grave avec le corps. Ils le font à partir de leurs lieux cliniques diversifiés, voire même leur histoire personnelle ; ce qui donne un aperçu du niveau d’engagement des réflexions partagées. Si ce livre veut d’abord s’adresser aux « psy » de tous ordres, il aide conjointement à la réflexion en ce qui concerne la sollicitation de la dimension psychique comme herméneutique de l’expérience de la maladie, au risque, parfois, de l’oubli du corps. Sans suivre nécessairement l’ordre des réflexions proposées, ce nécessaire lien vie du et en le corps-vie psychique se déploie, nous semble-t-il, dans trois registres différents, mais complémentaires dont nous aimerions rendre compte des principales intuitions des auteurs : l’accompagnement psychique de la maladie grave au cœur de la médecine contemporaine, le vécu de la personne malade, le vécu du clinicien si la maladie cancéreuse est bien également une expérience de liens interpersonnels.

Que vit la personne atteinte d’un cancer  au cœur de la médecine contemporaine? Le risque est parfois grand, de nos jours, d’en faire une « maladie mentale » et de craindre d’en parler ; or tout silence empêche radicalement toute forme d’accompagnement. Ce sont toutes ces formes de déni qu’une médecine centrée principalement sur l’efficacité thérapeutique aura tendance à toujours renforcer dans un rapport au corps-objet, trop souvent dé-subjectivé de la personne qui l’habite et le porte. Cette visée d’efficacité se manifestera parfois par une « protocolisation » de la vie psychique, dans cette même visée d’un « faire » qui, ultimement, construira « un trouble » psychique, et donc une autre action possible. Mais est-ce là le mandat du thérapeute, celui d’accompagner-traiter des troubles ou de cheminer avec un sujet souffrant, psychiquement affecté dans un rapport au corps qui, toujours d’une certaine manière, le précédera comme « signe » sur sa vie, laissant place à un inattendu de la vie ? Car, si le cancer bouleverse les structures psychiques, les représentations, il s’inscrit et se donne à vivre d’abord dans un corps, contestant de la sorte tout réductionnisme psychologique. Cette première dimension de l’ouvrage est, de notre point de vue, un réel plaidoyer pour une restauration d’une clinique unitive du sujet souffrant, gravement malade.

Ce lien vie du corps-vie psychique se trouve précisé dans le livre à travers certaines situations cliniques admirablement décrites et analysées dont les auteurs vont, à de multiples reprises, dénoncer le risque d’une pathologisation psychique de l’existence qui entraînerait comme un « oubli du corps ». La question de fond est bien sûr celle de la capacité de la médecine mais également des psychothérapeutes à rencontrer un sujet malade dans la totalité de ce qui fait histoire pour lui, certes dans une dimension psychique, mais surtout au cœur d’une histoire incarnée, personnellement et en lien avec des histoires « familiales de corps » ; pensons ici à la psycho-oncologie où un corps singulier et familial devient l’espace d’une histoire incertaine. En effet, il importe, pour les auteurs, de ne pas disjoindre les soins psychiques et les soins au/du corps, soins qui engagent à un rapport différencié au temps. La problématique de la capacité ou non d’élaboration d’un malade est aussi intéressante de ce point de vue, surtout lorsqu’on l’appréhende en termes de « visée d’un bien » dans le chef de l’accompagnant : est-il possible de penser cette dimension sans son lien au corps, toujours affecté par une dimension d’histoire identifiant un sujet singulier, tant patient que clinicien ? Dans l’ouvrage, la question de l’élaboration se trouve particulièrement illustrée par l’accompagnement psychologique des adolescents confrontés à la maladie grave où c’est bien à travers un corps sexué, en devenir et porteur d’un avenir incertain qu’il est question de penser-appréhender l’existence remise en cause dans sa dimension narcissique.

Cette même articulation corps-psychisme concerne également les clinicien.ne.s au plus profond, voire au plus intime parfois, de leur pratique, sans parler nécessairement de transfert et de contre-transfert. Ceci est évident lorsqu’on s’arrête à se demander ce que signifie établir du lien avec un.e patient.e, comme si le lien, la relation pouvaient radicalement échapper à toute inscription-médiation des corps et des histoires, surtout lorsque le corps devient autre et s’intègre mal dans l’histoire d’un sujet, au point de ne plus s’y reconnaître, ni dans son corps, ni dans sa propre histoire. L’affectation possible du thérapeute est particulièrement abordée dans le chapitre relatif à l’écriture où c’est une clinicienne, ayant traversé l’histoire de sa maladie grave, qui s’engage dans l’analyse du recours à l’écrit comme médiation possible entre le psychisme et le corps, comme si l’exercice d’écriture – par la médiation de la main – permettait à la vie psychique de se resituer au regard du corps malade. C’est également par l’affectation du clinicien que se terminera la postface dont nous nous permettons d’extraire une phrase plus que significative : « … car travailler comme psychothérapeute quand la mort rôde, n’est-ce pas s’interroger sur l’essence même de notre identité et de notre fonction dans une situation qui porte à l’extrême nos engagements ? » (p. 171). Mais cela n’est-il pas vrai pour chacune et chacun d’entre nous ?

On l’aura compris, cet ouvrage est d’une belle richesse et ouvre à un parcours réflexif qui, s’il traite d’abord de la maladie grave, ouvre tout autant à la signification de la vie, du corps et du temps ; ce qui tisse le réel de chacune de nos histoires. Et, sans en faire grief aux auteurs puisque tel n’était pas leur objet, ne pourrait-on pas s’étonner d’un mot absent, celui de « spiritualité » qui, peut-être et de notre point de vue, pourrait, en termes d’expérience, assumer une certaine médiation entre la vie psychique et la vie du corps au cœur de chaque histoire singulière. Une piste que, à titre personnel, nous aimerions travailler.

 

Recension de Marie-Jo THIEL (sous la direction de), Souhaitable vulnérabilité ? (Chemins d’éthique), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2016, 108 p. ISBN : 978-2-86820-531-5

 

Ouvrage faisant suite à une journée de l’École doctorale de théologie et de sciences religieuses à l’université de Strasbourg, il nous propose, outre la préface de R. Heyer, cinq interventions marquantes ayant trait à la notion de vulnérabilité. Elles en montrent les enjeux contemporains, tout en déplaçant parfois le lieu d’origine de son émergence ; ce qui fait l’enjeu le plus original de cette publication. Le premier texte, le plus intéressant de notre point de vue, est proposé par Nathalie Maillard. Elle invite à réfléchir la dimension anthropologique de la vulnérabilité pour en percevoir, avec Lévinas et Ricoeur, ses répercussions éthiques. En ce sens, elle se demande pourquoi la vulnérabilité – dimension si essentielle et naturelle de toute vie – a été si longtemps absente du questionnement éthique. À travers une relecture passionnante de la tension entre autonomie et  vulnérabilité, elle insiste sur les dimensions d’état et de visée permettant d’ouvrir à une éthique du care comme soin donné à autrui, faisant de la condition vulnérable une dimension éthique centrale de l’appel et de la confiance, ouvrant à une éthique des capabilités. Vraiment, un très beau parcours réflexif ! Thierry Collaud propose également une réflexion très intéressante sur le lien à établir entre vulnérabilité et bien commun : la dimension communautaire de cette dernière devient une invitation à s’ouvrir spontanément à ce dont autrui a besoin, supposant entre les humains un processus de reconnaissance mutuelle. Le bien commun dépasse de la sorte sa seule dimension contractuelle pour devenir l’espace d’un engagement mutuel. La troisième contribution permet à Henri Moto de partager les enjeux de sa récente thèse de doctorat traitant du lien entre l’accès à l’eau et la problématique des vulnérabilités sociales. En effet, l’accès à l’eau reste, au Cameroun, un enjeu culturel, de pouvoir dans une société connaissant encore des difficultés de développement. Il montre ainsi comment, un non accès à l’eau potable – quelles qu’en soient les raisons – ne fait que renforcer les vulnérabilités sociales, économiques et sanitaires pour des populations n’ayant pas toujours compris le lien entre eau, santé et développement ; donc non-vulnérabilité. Frédéric Rognon propose ensuite une réflexion originale sur le paradoxe de la vulnérabilité « prise en charge » par des techniques de pointe et se demande ce qu’il en est de la reconnaissance du sujet. Pourquoi parler de paradoxe ? Alors que les techniques renvoient à la notion – et à l’espoir – de puissance et d’efficacité, il reste impressionnant de constater que la vulnérabilité reste une dimension constitutive de toute vie humaine. Comment, dès lors, articuler prouesses techniques et vulnérabilité de l’humain ? Il centre sa réflexion autour de J. Ellul et de P. Ricoeur pour proposer, d’une manière un peu superposée nous semble-t-il, une invitation à réintégrer de l’humain dans la technique, y compris au seuil de l’expérience d’une vulnérabilité constitutive qu’est la mort. C’est cette dimension de la fin de vie que retravaille Marie-Jo Thiel au regard de la vulnérabilité, reprenant ici les enjeux essentiels de précédentes publications. Nous l’aurons compris, ces différentes approches ne se valent pas dans leur originalité mais toutes ont cet intérêt de supprimer le point d’interrogation à la notion de « souhaitable » présente dans le titre. Non pour dire que la vulnérabilité soit souhaitable, mais qu’elle fait partie de la vie dans ses dimensions les plus diverses et, qu’à ce titre, si elle se doit d’être vécue, elle se doit également d’être réfléchie. Ce que font à bon escient ces diverses contributions.

 

Recension de Marie DE HENNEZEL, Croire aux forces de l’esprit, Paris, fayard/Versilio, 2016, 210 p., ISBN 978-2-213-70141-7

 

Chacun pourra avoir son avis tant sur le principal acteur de ce récit, François Mitterrand, que sur son auteure, Marie de Hennezel, mais force est de constater l’intérêt de cet ouvrage dont la jaquette de promotion est, à elle-seule, tout un programme : « François Mitterrand une quête spirituelle ». Certes, il importe d’aller au-delà de la mise en scène des deux personnages à travers le récit où l’un et l’autre se trouvent bien mis en avant pour découvrir l’enjeu de fond : la place du spirituel dans nos sociétés, sa compréhension, ses craintes, sa dimension « opératoire » bien que souvent cantonnée dans le registre du privé.

Ce qui frappe tout d’abord, c’est la difficulté de nommer ce « lieu » du spirituel alors que, paradoxalement, la personne dit l’expérimenter. Faut-il parler de force, de souffle, de vie, de mystique, voire-même de religion ? Les échanges ici relatés indiquent manifestement la non-clôture de la question, si ce n’est que le spirituel ne peut relever, ni être enfermé dans le « religieux-dogmatique », même s’il trouve culturellement, voire historiquement, des racines plus ou moins diffuses, ici parfois reconnues avec des traditions religieuses (chrétienne, soufiste, bouddhiste, celtique…) dont l’héritage familial apparaît comme la source première (dans le dit et les attitudes). Personnellement, nous trouvons cette non-réponse assez intéressante à considérer. Elle semblerait induire que « le spirituel » se donne d’abord à reconnaître au niveau d’une expérience, celle d’une certaine altérité vécue en soi ou dans sa manière d’appréhender le monde, d’entrer en rencontre avec autrui. Elle serait attention à ce qui motive, agit, émeut le sujet au-delà des catégories émotionnelles et psychiques ; ce qui se reçoit du monde et de l’autre. En ce sens, les lieux mis en évidence dans l’ensemble de ces entretiens – passionnants à lire par ailleurs – se donnent dans une grande diversité. La nature semble être un des premiers lieux ressources : les arbres, les pierres (énergie des pierres celtiques), les paysages, le mouvement de l’eau et de la lumière… Il en est de même, à des niveaux de sensibilité différente pour l’art, la littérature et la musiques. Les églises sont largement évoquées comme des lieux d’où émanent une force, une énergie, un calme, une présence reliée ou non à un Dieu. Mais ces divers lieux d’émergence du spirituel sollicitent, d’une certaine manière, un engagement éthique du sujet contemporain dans le temps, une certaine gratuité qui leur sont associés.

Un trait peu mis en avant dans la littérature nous a également marqué : la dimension socio-politique de la spiritualité. Il y a tout d’abord ce témoignage fort de F. Mitterrand lorsqu’il la considère comme impérative dans la gestion du monde : « Pourtant, il estimait cette dimension [vie intérieure] était essentielle à l’action. Elle la soutenait. Combien de fois l’ai-je entendu me dire qu’un homme politique, à plus forte raison un chef d’État, devait avoir une profondeur spirituelle. Quand on est investi d’une charge aussi lourde, on ne peut s’appuyer seulement sur sa volonté et son intelligence. Il faut compter, disait-il, sur les « forces de l’esprit ». » (p. 210-211). Ensuite, de nombreux échanges portent sur la création de la première unité de soins palliatifs à l’Hôpital Universitaire à l’initiative du président de la République. Ici encore, il est manifeste que c’est bien sa conception de l’humain et de la vie comme lieux du spirituel qui a présidé à cette décision politique, lourde de répercussions positives en France pour l’accompagnement des personnes en fin de vie.

On l’aura compris : un livre dense, riche et source de questionnement, bien au-delà du mystère de la personnalité de F. Mitterrand. Un livre qui ouvre à une question simple et vitale : « et moi ? ».

 

Recension de Axel Liégeois, Values in Dialogue. Ethics in Care (Conflict, ethics, and spirituality 5), Leuven, Peeters, 2016, 138 p.

 

Professeur d’éthique à la KUL et éthicien auprès des Frères de la Charité de Gand, A. Liégeois offre un parcours réflexif entre théorie et clinique, particulièrement sensibilisé aux personnes porteuses d’un handicap ou d’une fragilité psychique. Ce livre se donne comme un manuel où chaque chapitre permet d’aller plus loin dans une compréhension et une mise en œuvre d’une éthique du soin. C’est d’abord au cœur d’une relation qu’elle est à penser et à vivre, relation où la personne fragilisée est en appel d’une juste présence du professionnel. Cette mutuelle rencontre va au-delà de la seule autonomie – requête largement présente dans tout traité d’éthique – pour viser une approche personnaliste. Ce modèle relationnel et personnaliste ouvre ensuite à une approche bio-psycho-sociale et spirituelle de la personne malade et de la dimension d’expérience de la maladie. S’ensuit un chapitre très pédagogique traitant d’un modèle d’éthique pratique en contexte de soins cherchant à s’assurer d’une juste compréhension de ce que nous appellerions un « mouvement décisionnel », construit dans la progressive compréhension de ce qu’attend le malade et la tension toujours présente entre un idéal éthique et le réel, la clinique tels qu’ils se donnent ; nous sommes proches ici d’un lien entre éthique et spiritualité telle que nous la comprenons. On le comprend aisément, cette approche du soin permet une dimension de collaboration entre professionnels centrée sur la personne malade, particulièrement fragilisée, porteuse de besoins, de désirs qu’il importera d’identifier avec et pour elle dans le dialogue (dimension d’un soin capacitant). Ce dialogue peut être mis à mal par certaines situations psychiatriques telles la contention, la privation de liberté, situations de vie invitant les professionnels à davantage de circonspection encore dans l’échange d’informations – au service de qui ? et pourquoi ? –, maintenus attentifs à l’importance du secret professionnel. Cet ouvrage s’inscrit donc, de notre point de vue, dans le mouvement de « contestation » d’une autonomie asséchée lorsqu’elle n’est plus qu’un principe éthique ou une norme juridique. On y redécouvre des personnes, soignantes et malades, invitées à retrouver, comme y invitait P. Ricoeur, une « alliance thérapeutique ». On notera enfin l’intérêt des nombreux schémas présents dans ce livre ; s’ils résument clairement la pensée de l’auteur, ils seront tout autant de bons guides dans le cadre d’un enseignement.

 

Recension de Christian de Cacqueray, Parcours d’adieux, chemin de vie, Namur-Paris, Salvator-Fidélité, 2016, 184 p.

 

Le métier de « croque-mort » ou d’entrepreneur de pompes funèbres est certes méconnu. C’est pour rendre témoignage de la noblesse – voire de la nécessité spirituelle – de cette profession que l’auteur propose une série de témoignages. À travers ces scènes « de mort », Ch. de Caqueray esquisse avec réalisme et délicatesse tout ce qui se joue au cœur de familles si diverses lors des différentes étapes des funérailles, de la mise en bière à l’inhumation. Moments de profondeur, de révélation, de tensions, de bilan, de « joie » et d’espérance ; c’est tout ce qui se joue dans la concession au départ de l’être aimé. Au cœur de ces récits circonstanciés, d’autres enjeux de fond se jouent, auxquels l’auteur veut nous sensibiliser : l’importance de la dimension symbolique de l’existence, et donc des rites, le statut personnel et social du corps, l’épreuve et la nécessité de « faire famille ». Cet ouvrage ouvre de la sorte à une originale réflexion sur le statut de la mort au cœur de nos société et sur la possibilité, moyennant un certain accompagnement, d’en faire un lieu de vie pour survivre.

 

Marc Desmet, Euthanasie : waarom niet ? Pleidooi voor nuance en niet-weten, Lannoo, 2015, 319 p.

 

À travers cet ouvrage, si l’auteur cherche d’abord à répondre à une question précise – comment se fait-il qu’il y ait autant d’euthanasies dans la partie flamande du pays –, il va bien au-delà pour nous offrir de nombreuses clés de lecture de cette difficile problématique tant clinique que sociale.

Au cœur cette écriture imagée, parfois humoristique qu’on lui connaît, il offre une pertinente grille de lecture transversale de l’euthanasie : entre l’approche dogmatique-conservative ou pragmatique, n’est-il pas possible d’ouvrir un autre type de questionnement s’inscrivant dans la question et de la spiritualité ? C’est ce qu’il propose à travers 15 chapitres généralement conçus en trois temps : une hypothèse, son développement et une relation clinique pour illustrer ses propos. Il n’est certes pas possible de reprendre ici toutes les nuances de ce livre dont la langue originale rend parfois la lecture difficile à un francophone. Nous retiendrons cependant des pistes de réflexion plus qu’originales. On y trouve de larges explicitations de l’étiologie de l’augmentation des demandes au regard d’une perception tronquée de l’autonomie pensée comme seule autarcie (et non pas autonomie en relation) et de l’évolution de la médecine contemporaine et aux conditions réelles qu’elle offre à l’accueil de la fin de vie. Il s’agit également de s’interroger en profondeur sur ce qu’on dit lorsqu’on affirme « qu’une personne souffre », selon quels référentiels tant anthropologiques que sociaux. C’est, pour l’auteur, toute l’importance du débat contemporain relatif à la notion « d’insupportable » dont on met peu au jour les présupposés, surtout lorsque s’y adjoint la notion de « souffrance psychique ». Il plaide pour un nouveau concept de « souffrance d’exister » renvoyant à un certain excès de la médecine dans ses propositions thérapeutiques jusqu’à la fin de l’existence. Reconnaître ce type de souffrance devient le lieu d’une nouvelle compétence à acquérir par les professionnels : le souci d’une dimension spirituelle de l’existence du sujet souffrant. Dans un autre registre, on notera les très intéressants développements relatifs à la notion de « rite » permettant de penser l’euthanasie et la place des différents « acteurs » sous un autre paradigme que la seule demande clinique, voire de la réflexion éthique. Enfin, on retiendra l’intérêt et l’originalité des derniers chapitres montrant comment les pays francophones (France, Québec) et la région francophone de la Belgique se trouvent porteurs de facteurs socio-historiques pour appréhender différemment la question de l’euthanasie. Il n’est plus qu’à espérer que ce livre, fruit de nombreuses années de réflexion de cet auteur, puisse être rapidement traduit en français pour lui offrir tout le rayonnement qu’il mérite.

 

Dolores Aleixandre, Aux portes du soir. Vieillir avec splendeur, Namur, Fidélité, 2016, 312 p.

 

Un livre assez inclassable, si ce n’est sa réelle pertinence au cœur d’une société prête à accueillir le 3ème ou 4ème âge dans la seule perspective d’un « jeunisme » économiquement rentable. Si l’auteure fait œuvre théologique par une large utilisation de récits et de personnages bibliques mis en perspective de thématiques liées aux personnes âges – le vieillissement, la dépendance, l’inquiétude, la perte, le deuil, la solitude, la mort, etc –, ce n’est pas à proprement parler un parcours théologique, encore moins un livre académique. Elle ne se réclame pas non plus d’être psychologue, et pourtant c’est bien cette psychologie de la personne en âge qu’elle explore dans son lieu avec l’expérience spirituelle. En d’autres mots, c’est un livre, fruit d’expérience et d’engagement dans l’accompagnement, qui fait réfléchir et invite à un parcours de relecture les personnes plus âgées, jusqu’à y compris l’accueil de leur propre mort. À travers ce défi si peu à la mode, elle ouvre à une lucidité sur la vie à accueillir, bien souvent malgré les apparences premières, comme une occasion réelle de croissance, de beauté oserions-nous dire. Même si tout cela n’est pas nécessairement facile à lire, et encore moins à vivre, c’est un ouvrage que l’on pourra recommander certes aux aînés, mais également à celles et ceux qui les accompagnent, particulièrement les professionnels puisque chaque chapitre se termine par une sorte de modalité d’animation relative à ces difficiles questions ; ce que l’auteure nomme « réunion de pensionnaires ».

 

Recension de Oriou Bénédicte, Rassure mes copains, Namur, Éditions Fidélité, 2016, 224 p. (Préface de Lytta Basset)

 

Bénédicte Oriou est la maman de Brice, un petit garçon de 8 ans qui décédera d’un cancer de la tête. Occasion pour elle de décrire son cheminement, celui de son époux et de toute une famille, c’est surtout sur le parcours de Brice, parcours clinique, psychique et spirituel que le lecteur est convié de s’arrêter, pour contempler ! Bien sûr, on y trouve les « éléments classiques » de la confrontation à la maladie - son diagnostic, son évolution, ses incertitudes et ses souffrances, ses révoltes -, mais c’est à un regard plus intérieur qu’il faut manifestement concéder pour appréhender tout ce que nous enseigne ce jeune enfant.

Et les pistes ne manquent pas. Tout d’abord, son souci de l’autre, de ses condisciples de classe si bien évoqué dans le titre du livre « Rassure mes copains », attitude qui leur permettra de mettre en œuvre une réellement créativité joyeuse dans l’accompagnement de Brice. Il souhaitera d’ailleurs, par son testament, leur laisser une trace, un cadeau. On sera également marqué par sa maturité non pesante, trouvant sa pleine éclosion dans ce souci d’être un « chercheur de Dieu », un ami de Jésus dans son lien à l’eucharistie, le Notre Père récité chaque soir en famille et son expérience spirituelle dans la communauté de l’Arche. C’est remarquable de voir comment un enfant peut faire grandir l’adulte, sa famille et une communauté d’amis.

Bien sûr, les parents, au cœur de leur souffrance mais aussi de leur foi, ont fait le pari des soins palliatifs eux-mêmes : ne jamais s’appesantir sur les pertes de leur enfant, mais sur tout ce qui était encore à vivre, à découvrir, à aimer certes autrement. En ce sens, c’est aussi le parcours inventif d’un papa, d’une maman et de toute une famille qui se trouve relaté, jusque dans la fin de vie de Brice et sa célébration. Un livre touchant, à l’écriture simple qui inscrit l’accompagnement spirituel au cœur du quotidien quand il devient, avant tout, consentement à la vie.

 

Recension de Alain de Broca Alain, Soigner aux rythmes du patient. Les temporalités du soin au XXIème siècle, Paris, Seli Arslan, février 2015, 144 p.

 

Le patient a toujours vécu sa maladie aux rythmes des thérapeutiques et des connaissances de son temps. Il en est de même aujourd’hui, mais le monde du XXIe siècle constitue un tel basculement, avec notamment les progrès en génétique et dans le traitement numérique des données, que le vécu de la maladie comme les soins s’en trouvent considérablement modifiés. Les soignants, qui veulent faire le mieux possible, se sentent parfois obligés d’amener le patient à suivre les derniers protocoles en vigueur et les dernières avancées technologiques au détriment de ce que peut réellement demander le malade. Ce dernier est quant à lui souvent écartelé entre la demande de techniques repoussant toujours plus les limites et la volonté qu’on respecte ses rythmes. Ce livre invite à réfléchir sur les difficultés d’ajustement entre les rythmes des annonces et des protocoles et les rythmes du patient. La première partie souligne comment chaque être vivant se structure autour des notions de temps et d’espace, et rappelle les différentes phases du développement, qui joueront ensuite sur le vécu de la maladie. L’auteur y montre aussi comment les nouvelles technologies bouleversent le rapport au temps, à l’espace et au vécu de la maladie. La deuxième partie propose de nombreuses situations cliniques et nous conduit ainsi au cœur de la pratique de soin entre le patient et le soignant censé l’écouter, l’accompagner et lui apporter son soutien. De nos jours, les façons différentes dont le patient et le soignant ressentent les temporalités génèrent des tensions et complexifient les situations, les malades faisant des demandes qui semblent parfois contradictoires et peuvent rester sans réponse. Ces demandes viennent surtout rappeler aux professionnels qu’il n’est ni éthique ni efficace de vouloir faire avancer les malades à des rythmes qui ne seraient pas les leurs. Cet ouvrage s’adresse à tous. L’ensemble des soignants y trouveront des repères pour soigner dans l’ici et maintenant chaque patient à ses rythmes. Les malades et leurs proches, qui ont guidé l’écriture de ce livre, y trouveront des réflexions utiles pour mieux vivre leurs propres questions et angoisses quand la maladie surviendra.

 

Recension de J.-Cl. Larchet, Une fin de vie paisible et sans douleur, sans honte, Paris, Cerf, 2010, dans Les Cahiers francophones de soins palliatifs, Volume 11, numéro 2, p. 77-80.

 

S’inspirant d’une supplication issue de l’ « Ecténie de demande » dans les liturgies de saint Jean Chrysostome et de saint Basile- « Une fin de vie paisible, sans douleur, sans honte »-, Jean-Claude Larchet nous délocalise, pour une bonne part, de nos repères courants puisqu’il inscrit la réflexion sociale et culturelle relative à la mort dans le registre d’une anthropologie spirituelle qui, reconnaissons-le, donne réellement à penser, d’autant que cette triple visée de bonheur (la paix, l’absence de douleur et de honte) nous traverse tous. Il nous offre de la sorte un éclairage orthodoxe, particulièrement dans sa dimension éthique et théologique, sur un panel de questions relatives à la fin de vie, problématiques toujours d’une grande actualité, que ce soit dans la réalité clinique ou les visées législatives poursuivie en nos pays. Les angles d’approche de cet ouvrage, très documenté comme l’auteur en a l’habitude, pourraient être nombreux. Je ferai ici le choix de repérer, à travers les thématiques traitées, ce qui nous questionne plus particulièrement dans notre manière « habituelle » -qu’elle soit clinique, éthique ou théologique- d’appréhender les réalités humaines et cliniques ouvertes dans ce livre : le suicide, l’euthanasie, l’acharnement thérapeutique, les soins palliatifs et le traitement de la souffrance, les transplantations d’organes, le traitement du corps après la mort, la crémation.

 

Préoccupé du suicide comme phénomène de société, l’auteur cherche, à travers une longue approche patristique, à mettre au jour les enjeux éthiques et théologiques de cette manifestation contemporaine d’une certaine autonomie du sujet, souvent mise en lien avec la question de l’euthanasie : est-il pensable, pour la pensée orthodoxe, de mettre fin à ses jours pour éviter la dégradation ? Tel est l’angle d’approche original de l’auteur, très actuel dans la mesure où le « thermomètre de la dignité » deviendrait, pour certains, le critère moral d’une autorisation du sujet à mettre fin à sa vie pour préserver l’intégrité d’un corps physiquement ou psychiquement altéré, ou en voie d’altération. Il visite ainsi de nombreux textes patristiques, particulièrement relatifs au martyr où se donner la mort pourrait sembler licite pour éviter un mal grand. Il en ressort ultimement que tant l’Ecriture que les Pères ne peuvent souscrire au suicide puisque la vie vient Dieu et Lui retourne mais invitent plutôt à développer « une patience chrétienne » qui ne trouve sa légitimité que dans le soutien apporté par la communauté à la personne tentée de mettre fin à ses jours. On assistera de la sorte à un passage de l’autonomie pensée comme autarcie du sujet à la réalité de l’engagement solidaire.

 

C’est en lien avec la problématique du suicide que l’auteur ouvre une réflexion relative à l’euthanasie. Si la position de fond est semblable à la tradition catholique pour refuser toute euthanasie, qu’on la demande pour soi ou qu’on y participe, il est intéressant de noter l’usage de catégories inhabituelles : euthanasie « tardive », « précoce », « anticipée », avec le maintien qui peut être critiqué, parce qu’ambigu, de la distinction entre euthanasie passive et euthanasie active. Pour en rester ici aux trois premières catégories introduites, elles veulent mettre en évidence le lien de temporalité s’instaurant de nos jours entre la crainte du sujet contemporain de « souffrir » et sa volonté d’anticiper cette éventualité. Si la tradition orthodoxe comprend cette crainte, au point de prier dans la liturgie pour une fin de vie « paisible, sans honte et sans douleur », voire même pour que « Dieu hâte la mort », elle reste résolument opposée à toute euthanasie active, la vie n’appartenant pas à l’homme mais à Dieu. Tout comme pour la question du suicide, la tradition spirituelle orthodoxe invitera, par l’union au Christ, à un dépassement, pour autant que la personne tentée par l’euthanasie puisse compter sur le soutien de ses semblables et sur ce qu’on pourrait appeler une « conversion sociale » invitant à voir dans la venue de la mort non pas une « pure négativité » mais l’accès à une vie en Dieu. On notera enfin une accentuation sur la signification spirituelle de ce temps précédant la mort, pour autant qu’il soit soutenu, comme d’une période pouvant être « précieuse » : « La vraie eu-thanasie (bonne mort) selon la conception chrétienne est sans aucun doute l’achèvement de sa vie dans le repentir, autrement dit dans la réconciliation avec tous les autres hommes et avec Dieu, dans la pureté de l’esprit et du cœur, dans la paix intérieure qui donne la sérénité face à la mort et une bonne assurance face au jugement de Dieu et à la vie éternelle » (p. 97). Force est de reconnaître ici que nous sommes interrogés face à nos représentations spontanées du processus de la fin de vie au cœur d’une médecine technique et objectivante et d’une société animée de plus en plus d’un désir de maîtrise du terme de l’existence !

 

Le chapitre relatif à l’acharnement thérapeutique est lui aussi très intéressant car il pose davantage la problématique dans le registre de « l’économie » plus que celui de la normativité morale et de la proportionnalité des traitements desquelles nous sommes coutumiers. Si, comme le dit l’auteur, « l’éthique y perd en précision », elle gagne en humanité et en qualité spirituelle (p. 117). En ce sens, il vaut la peine de reprendre les principaux éléments mis en exergue pour penser cette question de l’acharnement thérapeutique. Il s’agira essentiellement de ne pas mobiliser toute l’énergie technique sur le corps, mais considérer la personne malade dans son processus de vie, se rappelant en même temps que la mort reste une dimension naturelle de la vie. Dans cette optique, la mort n’est plus considérée comme « un mal absolu » qu’il faudrait combattre et retarder par tous les moyens mais une étape de la vie dont il importe de ne pas exproprier le malade ; le « trop faire » se pense dès lors moins dans le registre de la norme éthique que dans celui de la spiritualité : que permet ou non la technique médicale pour que le malade reste sujet de sa propre mort au regard de lui-même, des siens et de sa relation à Dieu vers Lequel il chemine peu à peu ? Ne pas considérer cette dimension pourrait être un critère éthique d’évaluation des pratiques dans la mesure où la médecine n’a pas mission d’augmenter la souffrance du malade, parlant ici de souffrance spirituelle.

 

Ces quelques éléments, certes trop brefs par rapport à la qualité des développements de l’ouvrage, indiquent assez aisément comment seront appréhendés, dans la tradition orthodoxe, les soins palliatifs et le traitement de la souffrance, conditions premières de l’arrêt de soins et de traitements. A l’instar de la tradition catholique contemporaine, elle ne trouve aucune valorisation de la souffrance pour elle-même ; elle se doit d’être évitée, y compris au risque d’un abrègement non voulu de la durée de vie, particulièrement parce que sa présence empêcherait le cheminement spirituel du malade dans sa préparation à la mort. C’est au regard de cette dimension essentielle que l’Eglise orthodoxe manifestera une nette réticence par rapport aux dynamiques excessives de sédation. Toute l’importance accordée aux soins palliatifs s’accompagne d’une responsabilité incombant aux croyants, particulièrement dans les sociétés tentées par des législations pro-euthanasie, celle d’accompagner les personnes en fin de vie. On dépasse ici le seul registre de la charité pour légitimer cet impératif : il s’agit, par le secours spirituel de l’accompagnement et la prière liturgique, d’éviter que le malade ne soit soumis aux tentations du démon (impatience, agressivité, abattement…) qui l’empêcheraient de cheminer au mieux vers sa propre fin : la rencontre de Dieu. Même si ces référentiels sont peu coutumiers dans notre manière d’approcher cette réalité, il me semble important de pouvoir se laisser questionner par ces derniers : à quel niveau de l’humain nous référons-nous lorsque nous parlons d’accompagnement, de fin de vie et, plus largement, d’opposition à l’euthanasie ? Il semble que la position orthodoxe nous invite à revisiter la profondeur de certaines de nos argumentations.

 

L’approche des transplantations d’organes s’avère, d’un point de vue éthique, assez semblable à la position catholique mais apporte cependant certaines spécificités. Pour ne prendre que l’exemple de la greffe du cœur, l’Eglise orthodoxe invitera à un questionnement beaucoup plus large sur la symbolique de l’organe, le cœur étant perçu comme le lieu de l’unité du sujet, siège principal de sa vie spirituelle ; cette vision amènera certains hiérarques à s’opposer à ce type de greffe, et ce d’autant plus s’il s’agit de greffer un cœur d’origine porcine ! On remarquera également certaines nuances au regard d’un argument généralement fort, celui de l’anonymat entre donneur et receveur. Cette approche absolutisée pourrait révéler un manque, celui d’inscrire le don et la réception de l’organe en dehors d’une dimension relationnelle lui donnant sens, et pouvant conduire à faire du don un dû. On comprendra de la sorte une certaine opposition à la notion de consentement présumé sur lequel se sont construites bon nombre de législation. Enfin, la procédure de prélèvement à cœur non battant (NHBD) sera jugée équivoque puisqu’elle reposerait sur une anthropologie fragmentant le sujet : est-il vraiment mort celui dont le cœur s’arrête mais dont la vie « spirituelle-cérébrale » ne serait pas complètement arrêtée puisque la mort n’est pas un point mais un processus ? Une fois de plus, ces différents points d’attention, même s’ils ne nous sont pas familiers, constituent, à mes yeux, une invitation forte à questionner nos représentations anthropologiques spontanées lorsque nous considérons tel ou tel aspect du développement des techniques médicales.

C’est, une fois de plus, cette anthropologie spirituelle, unitive du sujet qui amènera la pensée orthodoxe à considérer l’importance du traitement du corps après la mort et à s’imposer absolument à la crémation. On le comprendra aisément. Si le corps est le lieu du sujet, un identique respect lui sera dû qu’à la personne elle-même, avec une attention soutenue à la temporalité puisque l’âme garde une certaine mémoire du corps (hypostase) au point de s’en dégager progressivement (de deux à trois jours selon les auteurs) et de la maintenir jusque dans la vie en Dieu. C’est cette raison, outre l’importance du culte des reliques (qui ne pourraient plus exister parce que réduites en cendres), qui amènera l’Eglise orthodoxe à être fermement opposée à la crémation.

 

Ces quelques éléments repris au parcours proposé par l’auteur montrent à souhait l’intérêt de cet ouvrage. Si les différents chapitres s’avèrent de valeur inégale dans leur rapport à la patristique, à la réflexion éthique et théologique comme modalité argumentative, l’ensemble reste cependant d’un grand intérêt non seulement pour comprendre la pensée orthodoxe mais surtout pour nous introduire à un niveau de questionnement peu familier, celui intriquant profondément l’approche clinique, éthique et spirituelle de certains développements de la médecine rencontrant la problématique de la mort et devant, idéalement, accompagner la personne en fin de vie. En ce sens, si l’ouvrage intéressera certainement les théologiens, il sera particulièrement utile à toute personne, croyante ou non, cherchant préciser au mieux les enjeux de sa propre argumentation dans toutes les situations évoquées touchant la fin de l’existence humaine.

 

Recension de Alain de Broca, Comment penser l’homme ?, Paris, Albin Michel, 2009, dans Revue d’éthique et de théologie morale « Le supplément », n°267, 2011, p. 128-130.

 

Entre réflexion clinique, personnelle -parce que liée à une histoire singulière-, et philosophique, telle est l’aventure à laquelle nous convie A. de Broca dans son dernier ouvrage. Il serait présomptueux de ma part de parler ici de « livre de la maturité », comme si l’auteur avait attendu cet écrit. C’est pourtant à une forme d’ouvrage de synthèse que nous avons affaire ici où l’on pressent un auteur avide de nouer divers pans d’une aventure humaine, tant professionnelle comme médecin neuropédiatre que comme homme s’interrogeant, au cœur de ce monde, sur le statut de l’existence.

Le parcours est simple et l’enjeu profond. A travers une question apparemment classique –qui est l’homme de ce 21ème siècle et surtout comment le penser ?-, l’auteur s’approprie une question philosophique éternelle mais qu’il situe dans un cadre bien précis, celui d’une « inflation » des discours éthiques et plus particulièrement bioéthiques pour introduire un questionnement plus rare de nos jours : ne serait-il pas question d’aller comme à un au-delà des discours contemporains convenus pour se demander ce qu’il en est réellement de l’homme, dans son rapport à lui-même, aux autres, à son histoire, au monde ? Bien que le terme soit peu utilisé par l’auteur, il s’agirait à mes yeux de poser la question de la spiritualité comme cette réalité qui inscrit tout humain dans l’existence.

 

L’ouvrage comporte trois parties qui offrent au lecteur un réel cheminement philosophique certes, tout en même temps qu’une multiplicité d’exemples issus de la clinique et de la vie quotidienne permet au lecteur de s’approprier les enjeux théoriques d’une manière assez intuitive, personnelle : assumer sa biologie, assumer la relation, assumer sa « konomie ». L’idée de fond consiste à la mise au jour de la notion de développement, ce dernier s’inscrivant conjointement dans une corporéité, une vie psychique, une manière d’habiter le monde avec ses joies et ses limites constitutives (pertes, maladie, vieillissement, deuils, proximité et réalité de la mort). Au cœur d’une société trop tentée par le repli individuel et une conception étroite de l’autonomie pensée comme autarcie, autosuffisance du sujet, A. de Broca plaide pour une manière d’exister fondée sur le don et le pardon. Par de nombreux exemples et par une pensée s’étayant progressivement, il nous redit combien la vie est don en tout ce qui constitue le sujet humain (sa biologie, sa vie psychique, son être au monde, sa culture) invitant au par-don, c’est-à-dire à cette capacité de retisser sans cesse une dynamique d’alliance intersubjective permettant aux personnes concernées de découvrir ce qui les fait effectivement exister comme humain.

 

Cette dynamique de développement inscrite dans la reconnaissance d’une réelle altérité de l’autre permettant à tout sujet de devenir pleinement lui-même conduit l’auteur à aller au-delà, ou plutôt au plus profond de la notion contemporaine trop convenue d’autonomie pour proposer un néologisme, celui de « konomie » pour mettre davantage au jour les conditions socio-historiques et relationnelles d’une autonomie trop pensée pour elle-même, au seul niveau de la singularité d’un individu qui la requiert. Ici, il est question de penser l’autonomie dans son plein rapport à soi et à l’autre : « … j’appelle Konomie, ce Je qui dit ‘Je prends telle ou telle décision en pleine responsabilité et moi seul la prendra’ parce que Je suis assumant totalement cette co-hérence, cette co-relation, cette singularité en lien avec autrui entre confiance, dons et pardons » (P. 205). On s’en rend compte, il ne s’agit plus ici de penser l’éthique -et la bioéthique réduite à ses quatre principes opératoires- dans le seul registre de la simple subjectivité, mais de penser la vie, la décision, l’engagement à partir d’un sujet toujours déjà inscrit, en son passé, son présent et son devenir, dans un rapport à l’autre, au monde, à l’histoire qui le constitue sans cesse comme sujet singulier et relié aux autres. Seule la prise au sérieux de ce tissu constituant la trame de l’humain lui permettrait d’entrer dans la démarche éthique pensée et vécue comme anthropoéthique, c’est-à-dire capacité d’ « être, en chaque instant et en chaque lieu de sa vie, ferment et acteur de développement pour soi et pour autrui. » (p. 227).

 

Cet ouvrage constitue un réel « entre deux » entre Ricoeur et Lévinas (p. 208) dans sa capacité à faire vivre ce qu’implique le fait d’être humain, malade ou bien portant, dans sa relation à soi-même ou aux autres. Même si l’écriture s’avère parfois longue et sinueuse, ce livre représente une très belle invitation à penser, se penser : qui suis-je ? Qui est l’autre pour lui-même et pour moi au point qu’il me done de devenir moi-même, de me développer ? Ce sont là des questions fondamentales que nous n’aurons jamais fini d’épuiser et qui, conjointement, conditionnent la vérité de la rencontre de l’autre, bien portant ou malade. En ce sens, cet ouvrage de « retraite », pensée ici comme distance critique, sera utile à toutes celles et ceux qui, suffisamment décentrés d’eux-mêmes, portent au quotidien, dans le soin, la médecine et l’accompagnement, un réel souci de l’autre.

 

Recension de Dominique Struyf, Bernard Pottier, Psychologie et spiritualité. Enjeux pastoraux (Coll. Donner raison), Bruxelles, Lessius, 2012, dans Cahiers francophones de soins palliatifs, Volume 13, numéro 1, p. 110-111.

 

Souvent présentée en concurrence, comme si la vie psychique n’avait pour seul objet que de contrecarrer l’homme religieux, cet ouvrage, issu d’une expérience conjointe d’enseignement, offre une approche à la fois articulée et différenciée de la compréhension de ce qui concerne l’intériorité du sujet. L’un des auteurs, Bernard Pottier est philosophe, théologien et psychologue, l’autre, Madame Dominique Struyf est médecin, pédopsychiatre et psychanalyste.

 

Tous deux s’appuient sur leur expérience d’accompagnement, qu’elle soit spirituelle ou clinique et nous invitent à un parcours où le lecteur est invité à découvrir en quoi la vie psychique et la vie spirituelle renvoient à des mécanismes de compréhension de soi assez semblables, même si les finalités de l’accompagnement s’avèrent différentes : le premier vise une meilleure auto-compréhension de soi tandis que l’autre s’inscrit davantage dans une visée d’action, de finalité de l’existence sous le regard de Dieu en registre croyant. Un deuxième intérêt de l’ouvrage est d’ouvrir à la représentation de Dieu, à ses influences positives, parfois pathologiques, dans la construction de l’humain, et ce dès la petite enfance : en quoi et comment le support biblique ou de littérature religieuse peut-il être un point d’appui conjoint aux deux disciplines ?

 

C’est essentiellement le rôle du passeur et du symbole qui se trouve très finement explicité à travers l’ensemble des chapitres, montrant comment l’un et l’autre constituent des ressources nécessaires par lesquelles l’humain peut davantage advenir à une meilleure compréhension de ce qui le traverse, y compris jusque dans la démarche de pardon face à l’expérience du mal rejoignant tant l’expérience psychique que spirituelle. Ici, les deux compétences renvoient à des finalités différentes en ce qui concerne l’effectuation du pardon.

 

L’ensemble des questions ouvertes sera repris, au terme du parcours, au niveau de l’expérience : le rapport à la vie affective, à la sexualité tant dans le mariage que le célibat et la vie consacrée, que ce soit pour la dimension psychique ou spirituelle. Un chapitre original relatif à l’eucharistie montre également très bien en quoi le recours à la Parole et aux symboles jouent ce rôle de tiers, de passeur en sollicitant celles et ceux qui y participent dans les deux dimensions de l’expérience croyante, psychique et spirituelle.

 

Si chaque auteur est porteur de sa compétence et de son expérience singulière, l’ouvrage comporte une belle unité, étayée de pertinents renvois en cours de chapitres où l’un et l’autre précise, illustre le point de vue de l’autre. Un ouvrage très bien écrit, agréable à lire et qui rencontre pleinement la visée proposée dès l’introduction -« aider les prêtres, les religieux et religieuses, et les laïcs qui ont des responsabilités pastorales, à réfléchir aux liens qui existent entre la vie psychique et la vie spirituelle »-, finalité que nous étendons volontiers aux acteurs de la santé tellement confrontés à des situations de malheur de l’existence. Plus largement, le parcours proposé dans cet ouvrage, s’appuyant pour une part sur les exercices ignaciens, permettra à tout lecteur de réaliser un certain cheminement sur ce qui le traverse en tant que sujet humain et croyant.

 

Recension d’Elisabeth Emily, Autiste ? Pour nous l’essentiel est invisible, Paris, Dunod, dans Revue d’Ethique et de Théologie Morale, n°273, p. 114-115.

 

Ce livre est d’abord le témoignage d’une maman d’enfant autiste de haut niveau, Louis, et qui est par ailleurs travailleur social. Parler de témoignage est juste car le livre convie à percevoir l’évolution intérieure et sociale, avec son questionnements, ses appels et ses révoltes, d’une maman dans la reconnaissance et la nomination progressive de ce dont son enfant est porteur, le syndrome d’Asperger. Mais le terme s’avère également trop faible puisque cet ouvrage constitue un plaidoyer social, éducatif et médical pour une reconnaissance de l’autisme et un juste accompagnement, tant de l’enfant atteint que de son entourage.

 

A travers ces pages, Elisabeth Emily se livre dans son amour et son combat de mère pour que son enfant puisse être reconnu et estimé pour ce qu’il est, un enfant « mystérieux », échappant à nos logiques et représentations, porteur d’une maladie : l’autisme. Son récit est d’abord celui d’un combat : passer de ce qui est intuitivement ressenti par des parents à une juste nomination, celui d’une « maladie », ou plutôt une manière autre de se rapporter à soi, aux autres et au monde, permettant de ne plus penser l’enfant comme un « anormal », un être asocial et dangereux. Pour y parvenir, elle et son époux ont du passer par les fourches caudines des psychologues, des évaluations pédagogiques et par le regard plus ou moins bienveillant d’équipes pédagogiques et éducatives. Or, tant qu’un diagnostic n’est pas posé, personne ne peut reconnaître et soutenir l’enfant, personne ne peut mettre en œuvre des moyens éducatifs pour le soutenir, l’éveiller à lui-même et lui permettre un rapport plus ajusté aux autres qui, en même temps, le respecte dans son propre chemin. Tant que ce diagnostic n’est pas posé, au risque même de « l’étiquette », les parents, pourtant inventifs et aimants, risquent de se vivre comme de mauvais parents, coupables de ne pas parvenir à éduquer un enfant pour qu’il soit « comme tout le monde ». A travers des pages d’une grande délicatesse, l’auteure se livre et permet, progressivement, de mieux faire comprendre le sens, la dynamique d’un comportement certes trop différent mais pourtant porteur d’une certaine cohérence pour l’enfant, cohérence trop généralement invisible à nos yeux, mais traduisant en même temps l’incohérence, le non ajustement de nos propres regards et comportements.

 

De la sorte, tout en faisant mieux comprendre de l’intérieur ce que signifie aimer et faire grandir un enfant autiste, cet ouvrage pose bon nombre de questions éthiques. Tout d’abord, il interroge le désastre auquel peut conduire la non reconnaissance précoce de la maladie, avec ses répercussions familiales et sociales : tant que le diagnostic n’est pas posé, l’enfant n’est pas vu, reconnu et aimé pour ce qu’il est, même si les parents le pressentent. Il ne s’agit pas de plaider ici pour une nomination réductrice de l’enfant mais bien pour une qualification permettant de le comprendre et de lui offrir un environnement adapté à son propre développement social. L’autre question radicale posée par ce livre relève du statut de la médicalisation psychiatrique de l’enfant visant à traiter l’abrasion des signes et des comportements dérangeants plutôt que d’accompagner l’enfant au cœur de ce qui tisse son identité. Enfin, l’autre question éthique majeure réside dans le non diagnostic précoce avec ses dimensions culpabilisantes et de jugement social pour les parents qui, par ailleurs, s’efforcent de déployer, dans une grande solitude, ce qu’il y a de meilleur pour leur enfant.

 

On ne peut donc que conseiller ce livre riche, au ton juste, à celles et ceux qui, aujourd’hui, se trouvent confrontés à l’autisme : les parents qui y trouveront certes du réconfort mais également des points de ressourcement pour le quotidien, les éducateurs et enseignants, mais également le politique et le monde de l’administration qui pourront y mesurer l’urgence et l’importance de leur propre engagement.

 

Compte-rendu de Kuberski Piotr, Le christianisme et la crémation, Paris, Cerf, 2012, dans Revue d’Histoire Ecclésiastique, n°1-2, 2013, p. 362-363.

 

Allant bien au-delà de son titre, l’ouvrage offre un panorama d’une tension toujours à l’œuvre entre crémation et inhumation, certes dans les frontières du christianisme, mais bien plus largement dans une perspective historique allant de l’antiquité à nos jours, passant par le monde romain, le monde biblique, le christianisme antique, le moyen-âge et certains auteurs de la littérature utopiste. Chaque partie de l’ouvrage se termine par une conclusion très pédagogique, reprenant les principaux points d’appui d’une pensée toujours complexe et nuancée développée par Piotr Kuberski.

Ce livre est d’abord un livre d’historien à travers une minutieuse approche des sources écrites et archéologiques dont l’abondance des notices bibliographiques atteste d’une patiente étude. L’auteur fait voyager à travers l’histoire, sans cloisonnement puisque les différentes parties du livre sont structurées par de permanents renvois qui, s’ils peuvent parfois surprendre et dérouter, permettent au lecteur de ne pas sombrer dans la facilité d’un « pour ou contre » la crémation. Ce premier niveau d’intérêt de l’ouvrage est d’ouvrir conjointement à un panorama des religions à travers les siècles.

Il est aussi œuvre dogmatique dans la mesure où la crémation, toujours mise en tension avec l’inhumation -faussement appréhendée comme ce qu’aurait voulu le Christ-, se révèle en même temps une question théologique puisque, à travers son développement ou les interdictions qui l’ont frappée -dans l’Eglise catholique jusqu’au 5 juillet 1963-, c’est bien le lien à l’eschatologie, à la résurrection et à une certaine anthropologie du corps qui se trouve régulièrement posé.

 

Ce remarquable parcours à travers l’histoire décloisonne la seule question dogmatique pour faire pressentir au lecteur qu’il s’agit également toujours d’une problématique culturelle. La crémation s’inscrit sans cesse dans des mentalités collectives à un moment donné de l’histoire, pouvant tout à la fois honorer ou blâmer un défunt et ses proches. Et tout cela, sans parler des plus récents débats relatifs à l’hygiénisme, masquant parfois une pensée de la rationalité ayant été longtemps perçue comme opposée à l’Eglise.

 

On le pressent, cet ouvrage ouvre dès lors, à travers une thématique précise, à la question plus large de la manière dont l’Eglise catholique s’est positionnée à l’égard du monde, et réciproquement, en « instrumentalisant » d’une certaine façon la question du devenir des corps après le décès. Si la position de l’Eglise s’est clarifiée, le débat n’est pas clos, que ce soit dans ses dimensions psychologiques, symboliques et rituelles comme en atteste le dernier chapitre ouvrant aux questions contemporaines toujours en débat.

 

Ce livre constitue de la sorte un très riche état de la question, faisant éclater les aprioris de toutes sortes, maintenant ouverte la complexité d’une pratique funéraire qu’on voudrait « propre », centrée sur la singularité du sujet contemporain. De dimension encyclopédique, ce livre constitue un véritable outil de travail pour celles et ceux qui chercheront à se pencher sérieusement sur cette pratique complexe, aidés par une abondante bibliographie (800 titres) et un précieux indexe thanatologique et scripturaire.

 

Recension de Norbert Campagna, La sexualité des handicapés. Faut-il seulement la tolérer ou aussi l’accompagner, Genève, Labor et Fides, 2012, dans Revue théologique de Louvain, n°4, 2013, p. 617.

 

Professeur de philosophie, c’est à un parcours de contextualisation éthique que convie l’auteur, sans volonté de donner des réponses définitives aux questions posées. Ces dernières sont essentiellement de deux ordres. Quelle conception de la sexualité des personnes handicapées se trouve agie en nos sociétés, particulièrement en termes de reconnaissance d’un droit fondamental de pouvoir l’exercer, pour autant qu’aucun tord ne soit causé à autrui ? La prise au sérieux de ce droit n’est pas sans poser questions quant à la prise en charge et à l’accompagnement de la personne, particulièrement si elle se trouve en institution. L’autre typologie de questionnement cherche à rencontrer la situation des personnes atteintes d’un handicap dans l’exercice de leur sexualité, qu’il soit physique (infertilité, stérilité…), psychique (incapacité) ou de nature plus sociale (homosexualité). Ici, il est question de s’interroger sur la compréhension même du terme de handicap qui, s’il est une « maladie » devrait conduire, dans une société démocratique, à une prise en charge par l’état et à un remboursement des prestations médicales à son propos. Or, il est manifeste que toute situation de handicap ne peut entrer dans cette typologie.

 

C’est à propos de cette même question que l’auteur envisage, avec beaucoup de nuances et sans vraiment apporter de réponse, la difficile question de l’accompagnement érotique et sexuel : renvoie-t-il à la prise en charge d’une « maladie », d’une incapacité à exercer par soi-même sa sexualité ou à la seule notion d’épanouissement de la personne appréhendée en termes de droit. Selon la représentation et certains mythes inhérents à la notion même de handicap les réponses s’avèreront différentes, que ce soit dans son évaluation morale ou dans la prise en charge financière par les personnes concernées.

Cet ouvrage d’un style très agréable, clair et renvoyant à bon nombre de situations concrètes est un premier outil pour penser l’ensemble des problématiques de la sexualité des personnes handicapées ; un ouvrage intéressant à portée générale dont on pourrait regretter que les deux typologies de questions soulevées nuisent à la question plus singulière de l’exercice de la sexualité par et avec la personne handicapée mentale en institution.

 

Recension de Anne Fornerod (éd.), Assistance spirituelle dans les services publics. Situation française et éclairages européens, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2012, dans Revue théologique de Louvain, n°4, 2013, p. 618-619.

 

Cet ouvrage collectif s’offre bien à propos à la lecture à une époque où, de plus en plus, on s’interroge non seulement sur le statut du religieux au cœur de la société mais où, paradoxalement, les grandes religions se trouvent régulièrement sollicitées par les Etats, non en termes de gouvernance certes, mais comme point d’appui à une certaine perception et « reconquête » de valeurs communes. Un ensemble large de contributions nous proposent trois lieux où se pose l’articulation entre religion et société : l’hôpital, l’enseignement public secondaire et les universités et ce, dans un contexte particulier, celui de la France conservant l’image d’un pays laïque, faisant preuve d’une tolérance moindre que d’autres pays européens. On trouve dans cet ouvrage d’abondantes références en termes de législations et de règlementations administratives en ce qui concerne les trois champs d’application de la problématique, même si, comme cela est souvent rappelé par les différents auteurs, il est question d’apprécier un certain décalage entre les textes officiels de régulation de la question religieuse et la réalité.

 

D’une manière générale, les contributions envisagent comment se trouve mise en œuvre en trois lieux l’assistance spirituelle due aux « usagers contraints de rester dans un lieu de service public et qui ne peuvent en conséquence accéder aux célébrations religieuses dans les lieux qui leur sont habituellement consacrés. » (p. 5). Car tel est bien, historiquement l’enjeu de fond, préserver et organiser une liberté fondamentale, celle de pratiquer sa religion lorsque les conditions d’existence en empêchent ; ceci restant partiellement vrai pour les hôpitaux, nettement moins pour les lieux d’enseignement, si ce n’est dans la perspective des anciennes structures d’internats scolaires. Tel est bien le cadre général de la loi telle que prescrite par la loi de Séparation de 1905 organisant la présence des cultes dans les services publics.

 

Même si les conditions d’hospitalisation ont évidemment changés ces dernières années, particulièrement en ce qui concerne les durées de séjour, l’assistance spirituelle reste un droit garanti, même s’il se trouve mis en œuvre de manière diverses, personnes-dépendant que ce soit du côté de l’administration ou des responsables du culte ; il repose sur un principe fondamental, celui de la liberté religieuse dans un état laïque. La référence à cette double dimension -droit et respect de l’Etat laïque- implique des devoirs de la part des institutions hospitalières, tout comme de la part des aumôneries tenues à respecter certaines limites. Les différentes contributions en offrent des exemples assez significatifs, même s’ils s’inscrivent dans des expériences singulières, locales. En ce qui concerne les structures hospitalières, on notera également l’intéressant questionnement ouvert à propos des professionnels de la santé : quelle est leur responsabilité, et selon quelles limites au regard des aumôneries, en ce qui concerne cette dimension religieuse de l’existence considérée comme un droit relevant de la liberté de tout patient en lien avec son entourage ? On retiendra quelques interrogations suggestives ayant trait au respect des rites religieux, surtout si ces derniers attestent, dans l’attention qui leu est portée, de la dignité reconnue à toute personne hospitalisée et d’une attention aux dimensions du deuil que devront vivre les familles confrontées au décès de leur proche.

En ce qui concerne l’enseignement public secondaire, les différents articles s’intéressent surtout à la distinction qu’il importe d’établir entre l’approche pastorale, dogmatique du religieux et l’enseignement du fait religieux ; d’où l’importance de distinguer enseignement et aumôneries, n’ayant pas, du moins en France, à s’immiscer dans le lieu de la scolarité. C’est essentiellement sur cette distinction ainsi que sur l’importance reconnue à l’autorité parentale pouvant solliciter la présence d’une aumônerie, au nom du respect de la liberté religieuse, que les divers auteurs envisagent comment, concrètement, cela se vit dans une certaine paix ou de relatives tensions en termes de modalités de présence, d’organisation pour les grandes religions (catholiques, protestantes, juives) en régime français de laïcité.

 

Le plus intéressant, parce que le plus original de notre point de vue, est ce que l’ouvrage apporte en ce qui concerne la place de l’aumônerie, et plus largement du religieux, dans le cadre des universités. Il décrit d’abord ce qui se fait : le cadre juridique français, comparé à d’autres pays moins marqués par la laïcité, la manière dont l’aumônerie peut ou non y prendre place. Mais c’est surtout la place de l’enseignement du religieux qui se trouve interrogée : la théologie dans sa dimension dogmatique ou une culture du fait religieux (débat qui n’est pas exempt dans certaines facultés de théologie). Cette tension y apparaît paradoxale au regard de ce qui est par ailleurs affirmé : une liberté académique trouvant d’autant plus sa légitimité que les étudiants universitaires sont, a priori, à même à cet âge d’exercer leur propre liberté de jugement.

 

Au-delà de la description de la problématique en ses trois lieux (hôpital, enseignement secondaire public et université), la contribution ouvre à d’importantes questions qui dépassent largement leur lieu précis d’inscription ; nous aimerions rendre compte de certaines nous ayant particulièrement interpelé. Tout d’abord, il est question de se demander quelle peut être de nos jours la visibilité du religieux dans l’espace public lorsqu’elle se trouve mise en tension, du moins en France, entre liberté religieuse et interdiction d’un financement public alors que l’Etat cherche de plus en plus à s’appuyer sur les valeurs religieuses, fussent-elles laïcisées ; qu’il suffise de penser ici aux récentes analyses de Jean-Marc Ferry et de Philippe Némo. Au regard d’une volonté de reléguer les croyances dans la sphère individuelle et privée, des interférences existent bel et bien, posant la responsabilité de l’Etat à l’égard du fait religieux. Un autre grand intérêt de certaines contributions est de mettre au jour les mutations traversant cette problématique. Le premier passage donnant à réfléchir est celui de la dimension cultuelle à un accompagnement spirituel, humain qui n’est plus en correspondance avec les anciennes législations, posant la question du mandat et de la rémunération des personnes. L’autre mérite encore davantage à être réfléchi : le passage d’un mandat ecclésial à un mandat civil, à l’image de ce que connaît le Québec, avec toutes les craintes qui peuvent lui être associées, celle de la perte d’un « contenu » religieux, quand ce ne sont pas des questions de pouvoir. On mentionnera enfin deux autres questions particulièrement d’actualité : celle de la place conférée à l’Islam, handicapé par une absence d’instance officielle à même de le représenter et d’être garante des nominations des ministres du culte, objet de crainte quant à la signification de sa présence dans les instances publiques, entre enseignement religieux et volonté d’endoctrinement. Si le risque peut être réel, n’est-il pas également important, dans une visée d’intégration, qu’un enseignement de l’Islam puisse être accessible aux non musulmans afin de battre en brèche certaines représentations indues ? Enfin, nous retiendrons les intéressantes questions relatives au financement de l’enseignement religieux, particulièrement à l’université : si l’État n’a pas à financer un enseignement religieux à dimension dogmatique, il importe en même temps que des clercs puissent suivre un enseignement de niveau universitaire où la dimension théologique ne devrait pas être absente, quelle que soit d’ailleurs la religion.

 

Si cet ouvrage est d’abord de nature informative et descriptive, on soulignera sa richesse en termes de repères législatifs et administratifs certes français mais largement documenté d’un point de vue européen. Il indique finement combien les législations ont, d’une manière générale, tendance à accompagner les mutations sociales et religieuses, prenant acte d’un certain pluralisme même si, à l’échelle européenne, ce dernier ne semble pas pris en compte de manière identique dans tous les pays. Enfin, ce recueil de contributions très diverses, n’est pas sans poser la question fondamentale, celle de la responsabilité qui incombe à l’Etat d’assurer la liberté de conscience, l’amenant de la sorte à ne pas se désintéresser du religieux considéré, a minima, comme un fait social.

 

Recension de Marc Desmet, Ria Grommen, L’autonomie en question. Approches psychologiques et spirituelles, Bruxelles, Lessius, 2012, dans Les Cahiers francophones de soins palliatifs, vol. 13, n°2, p. 132-133.

 

Si cet ouvrage puise sa source, bien plus que son inspiration, dans le récent ouvrage d’Alain Ehrenberg « La fatigue d’être soi », il nous conduit bien plus loin puisque du diagnostic clinique, médical de « la dépression », il nous ouvre à un large parcours réflexif social, psychologique et spirituel.

En effet, prenant acte de la légitime volonté d’autonomie de l’homme contemporain préoccupé de sa liberté, les auteurs montrent combien il se trouve de plus en plus en situation de « devoir décider », et ce pour toutes les dimensions de son existence. Cet exercice, devenu tout autant une exigence sociale, se vit généralement dans une solitude de plus en plus grande, source de mal-être qu’une approche simpliste tendrait à qualifier de « dépression ». Sans négliger cette possible dimension, les auteurs conduisent à une problématique sous-jacente, plus importante à nos yeux : n’est-ce pas cette légitime requête d’autonomie qu’il s’agirait de devoir questionner dans ses possibles excès ?

 

C’est ce qui amène les auteurs à préférer le concept d’autodétermination en relation. Les auteurs cherchent à faire comprendre que « nous ne pourrons véritablement comprendre le sens de la vie -et cela ne veut pas dire qu’il faut s’arrêter au sens de notre propre vie- que lorsque nous prendrons conscience d’être un maillon dans une chaîne de personnes liées entre elles, dans un ensemble. (…) On peut dire que la relation est le fruit d’une authentique autodétermination et qu’en ce sens, elle s’avère donc aussi un critère. Il convient dès lors de se poser la question suivante : dans quelle mesure mon autodétermination me permet-elle de réaliser que je peux vivre en relation avec autrui ? » (p. 112). On pressent l’enjeu de la proposition : l’autonomie du sujet, malade ou non, ne peut être porteuse de son autodétermination que si elle se trouve réellement mise en relation avec, comme le disent les auteurs, tout ce qui tisse et dit la subjectivité profonde de l’humain, en relation avec le corps, les autres, la société, le monde des pauvres, de même qu’avec un horizon ultime, celui qui dit le sens d’une existence singulière.

 

S’il est question de maximaliser sans cesse l’autonomie du patient, de lui reconnaître une capacité d’autodétermination, c’est bien d’une autonomie non déliée, relationnelle, qu’il est question d’entendre, de décrypter parfois et d’accompagner. Et ceci est important à plus d’un titre. Tout d’abord, cette visée de l’autonomie permet d’entrer dans une mutuelle compréhension de la demande du patient cherchant à mesurer ensemble la visée dont elle est porteuse ; c’est tout l’enjeu d’une contextualisation de la demande de soin, surtout lorsqu’elle engage les grandes dimensions de l’existence, de la naissance à la fin de vie, afin d’appréhender au mieux ce qu’elle revêt comme sens au niveau de sa demande individuelle, mais également au cœur d’un système de santé et de ses contraintes. C’est ce type de développement que nous propose la deuxième partie du livre en mettant en relation les conséquences induites par le recours à la seule autonomie ou à l’autodétermination en relation pour penser la demande d’euthanasie. Le lecteur trouvera également une manière identique de questionner le rapport aujourd’hui instauré avec la famille au sens large.

 

En un mot, ce livre est réellement à lire, tant pour le parcours conceptuel que clinique qu’il nous propose. Il s’agit d’une pensée où, tant le médecin que la psychothérapeute, permettent au lecteur d’entrer conjointement dans leur pensée respective tout en même temps que la lecture permet sans cesse de se penser en lien avec autrui. Je dirais volontiers que c’est « le livre qui manquait » pour celles et ceux qui, préoccupés de relire une pratique professionnelle, soignante, pastorale, sont également enclins à nourrir ce qui, d’eux, sous-tend cette même pratique.

 

Notice bibliographique de Bernard Ars, Fragilité, dis-nous ta grandeur, Paris, Cerf, 2013, dans Revue d’éthique et de théologie morale, n°278, 2014, p. 105-106.

 

Comme tout ouvrage collectif, le parcours réflexif proposé possède ses avantages et ses inconvénients. Les inconvénients d’abord : un ensemble de contributions manquant parfois d’unité, porteur de répétitions et ouvrant à un champ sémantique étendu de la fragilité allant de l’expérience vécue, à la fragilisation, voire la vulnérabilité. L’avantage réside quant à lui dans l’importance du contexte où la problématique de l’expérience fragile, comme interrogation anthropologique transversale, se trouve déployée. Comment, au cœur de domaines aussi différents que la biologie, la paléontologie, l’économie, la santé, l’écologie, les techniques se pose de nos jours l’appel à questionner tant de logiques de maîtrise de l’existence empêchant la rencontre et la reconnaissance de la fragilité comme le lieu de ce qui constitue et caractérise l’humain ?

 

Dès sa naissance, dans la sollicitation faite à l’autre de le maintenir dans l’existence, l’humain atteste d’une fragilité constitutive. On peut également la découvrir au cœur du processus d’hominisation et des découvertes archéologiques attestant de la capacité des peuples primitifs à prendre soin du plus fragile handicapé. Le statut conféré de nos jours à la technique, à la robotique montre l’inventivité humaine pour soutenir la fragilité (du corps malade, des conditions d’existence difficiles, du handicap), même s’il fait courir le risque d’une instrumentalisation possible de l’humain, au risque du désinvestissement lorsque la technè s’avère indisponible. Un constat semblable peut être posé lorsqu’on considère le développement des capacités thérapeutiques même si une certaine médecine a perdu cette dimension d’empathie pour le plus faible. Un dernière exemple, même si l’ouvrage en foisonne de bien d’autres, peut être donné par la mondialisation, tant des techniques que de l’économie : tout humain fait l’expérience d’une fragilité constitutive tant ce qui structure son être au monde est le lieu de la dé-maîtrise, à l’égard des processus décisionnels, des logiques financières, des ressources disponibles, etc. En un mot, les auteurs sensibilisent à cette dimension de la fragilité caractérisant, de tous temps, l’être humain.

 

L’ouvrage ne se contente pas de réaffirmer ce constat comme appel anthropologique à travers une multitude d’expressions et de modalités d’existence de la fragilité, il ouvre également de très pertinentes questions éthiques. Quel sens et quelle fécondité peut aujourd’hui revêtir la fragilité, moyennant quelles conversions tant du regard que des modes de vie ? Si, paradoxalement, la fragilité n’est pas la négation de l’identité humaine exerçant sa propre maîtrise, quelles transformations sociales, économiques, politiques et sanitaires requière-t-elle dans sa rencontre et sa prise au sérieux ? En effet, penser la fragilité ne peut se réduire à l’évocation de nobles sentiments. Cela nécessite de contextualiser la manière dont nous nous rapportons au monde pour nous penser nous-mêmes, ce à quoi les diverses contributions ouvrent réellement. Enfin, on retrouvera un souci permanent à l’ensemble des textes : comment être juste à l’égard de la fragilité si, en même temps qu’il importe d’en dire la grandeur, il n’est pas question de la magnifier car elle invite conjointement à la lutte et au combat pour la réduire autant que faire se peut. Toutes ses questions mériteraient également des prolongements théologiques peu abordés dans l’ouvrage même si la question de l’homme fragile face à Dieu, de la fragilité-impuissance de Dieu, du salut et de la création se trouve évoquée en prolongement de certaines analyses.

 

Recension de Marie-Jo Thiel, Au nom de la dignité de l’être humain, Montrouge, Bayard, 2013, dans Revue théologique de Louvain, n°4, 2014, p. 631.

 

À travers un recueil d’articles mis en perspective, le livre devient un petit précis relatif au concept de dignité. Il en montre l’usage ambivalent, voire idéologique en nos sociétés, particulièrement au prisme des techniques biomédicales. D’une manière très précise, l’auteure donne du concept de dignité les repères philosophiques et théologiques. On notera également l’intérêt du dernier chapitre offrant les principaux points de repères éthiques pour vivre la dignité de fils de Dieu, allant de la gradualité morale à l’épikie. En ce sens, ce petit livre est à conseiller comme ouvrage de première intention pour celles et ceux qui veulent appréhender la richesse historique et les difficultés de mise en œuvre du concept de « dignité ».

 

Recension de Marie-Jo Thiel, Faites que je meure vivant. Mourir, vieillir, vivre, Montrouge, Bayard, 2013, dans Revue théolgoique de Louvain, n°4, 2014, p. 631-632.

 

Face au défi du vieillissement dans nos sociétés, l’ouvrage proposé par Marie-Jo Thiel, médecin et théologienne bien connue, tient ses promesses. À travers la reprise actualisée d’articles, le lecteur trouvera un parcours de contextualisation de la problématique du vieillissement : enjeux démographiques, vieillir au cœur de nos sociétés, assumer l’altération de la vie pour soi et avec autrui, choix politiques autour de la maladie d’Alzheimer. Les deux derniers chapitres, davantage décalés de la problématique du vieillissement, traitent cependant de questions importantes pour le théologien : l’expérience de la souffrance et l’accompagnement qui peut y être offert. Ce livre est un bon outil pour une première découverte des enjeux inhérents au respect des personnes grandissant en âge et ce à quoi elles peuvent légitimement aspirer.

 

Recension de Guy Jobin G., Jean-Marc Charron, Michel Nyabenda (éds), Spiritualités et biomédecine, enjeux d’une intégration, Laval, Presses de l’Université Laval, 2013, dans Revue d’éthique et de théologie morale, n°282, 2014, p. 125-127

 

Depuis quelques années, la Chaire Religion, spiritualité et santé de l’Université Laval nous livre ses réflexions relatives à l’évolution « du spirituel » au cœur de la société québécoise. Ici, c’est au cœur de la médecine et des pratiques soignantes que le lecteur se trouve convié afin de réfléchir, avec un panel d’auteurs, à l’intérêt, mais aussi aux limites, de cette sollicitation « du spirituel » au cœur de la médecine contemporaine. A travers trois parties, épistémologique, organisationnelle et clinique, les différentes contributions déclinent ce que signifie l’apport du spirituel au cœur d’une médecine qui le sollicite de plus en plus, jusqu’à considérer une certaine esthétisation de la problématique sanitaire et spirituelle. A l’image d’autres institutions hospitalières -pensons ici au CHU de Lausanne-, une professionnalisation du spirituel se dessine, apportant ses méthodes quantitatives et qualitatives, attestant que la « bonne volonté » des acteurs ne peut plus se suffire à elle-même dans ce monde du soin technique et performant, dans une société de plus en plus sécularisée. Mais le risque se dessine tout autant de voir « le spirituel » appréhendé de plus en plus à distance de l’existence singulière des personnes lorsque ce dernier, pour être « vrai », c’’est-à-dire reconnu, cadré et pris en compte, se doit de passer à travers le prisme de ce que le milieu médical reconnaîtra comme véritable prise en charge.

 

Même si les conditions d’hospitalisation ont évidemment changés ces dernières années, particulièrement en ce qui concerne les durées de séjour, l’assistance spirituelle est un droit garanti, même s’il se trouve mis en œuvre de manière diverses, personnes-dépendant que ce soit du côté de l’administration ou des responsables du culte ; il repose sur un principe fondamental, celui de la liberté religieuse dans un état laïque. La référence à cette double dimension -droit et respect de l’Etat laïque- implique des devoirs de la part des institutions hospitalières, tout comme de la part des aumôneries tenues à respecter certaines limites. La partie clinique du recueil offre des exemples assez significatifs, même s’ils s’inscrivent dans des expériences singulières, locales. En ce qui concerne les structures hospitalières, on notera également l’intéressant questionnement ouvert à propos des professionnels de la santé : quelle est leur responsabilité, et selon quelles limites au regard des aumôneries, en ce qui concerne cette dimension religieuse de l’existence considérée comme un droit relevant de la liberté de tout patient en lien avec son entourage ?

 

Ce recueil de contributions ayant trait au spirituel en son lien avec la biomédecine ouvre à d’importantes questions qui dépassent largement leur lieu précis d’émergence pour questionner nos propres pratiques ; nous aimerions rendre compte de certaines nous ayant particulièrement interpelé. Tout d’abord, il est question de se demander quelle peut être de nos jours la visibilité du religieux dans l’espace public lorsqu’elle se trouve mise en tension, du moins en France, entre liberté religieuse et interdiction d’un financement public alors que l’État cherche de plus en plus à s’appuyer sur les valeurs religieuses, fussent-elles laïcisées ; qu’il suffise de penser ici aux récentes analyses de Jean-Marc Ferry et de Philippe Némo. Au regard d’une volonté de reléguer les croyances dans la sphère individuelle et privée, des interférences existent bel et bien, posant la responsabilité de l’État à l’égard du fait religieux. Un autre grand intérêt de certaines contributions est de mettre au jour les mutations traversant cette problématique. Le premier passage donnant à réfléchir est celui de la dimension cultuelle à un accompagnement spirituel, humain qui n’est plus en correspondance avec les anciennes législations, posant la question du mandat et de la rémunération des personnes. L’autre mérite encore davantage à être réfléchi : le passage d’un mandat ecclésial à un mandat civil, à l’image de ce que connaît le Québec, avec toutes les craintes qui peuvent lui être associées, celle de la perte d’un « contenu» religieux, quand ce ne sont pas des questions de pouvoir.

 

On l’aura compris, cet ensemble de textes donne à réfléchir sur ce que signifie de nos jours cette sollicitation du spirituel dans les milieux de soins, lorsqu’il ne semble plus convenu de pouvoir parler de religieux. Et pourtant, cet arrière-fond n’est-il pas encore à nommer dans ce que vivent bon nombre de personnes tout comme, nous semble-t-il, il n’est pas sans poser la question fondamentale, celle de la responsabilité qui incombe à l’État d’assurer la liberté de conscience, l’amenant de la sorte à ne pas se désintéresser du religieux considéré, a minima, comme un fait social.

 

Recension de Corinne Pelluchon, Tu ne tueras point. Réflexions sur l’actualité de l’interdit du meurtre, Paris, Cerf, 2013, dans Revue théologique de Louvain, n°2, 2015, p. 298.

 

Un livre de plus sur les questions de fin de vie, d’euthanasie, de demande de mort traversant les débats contemporains ? Oui et non. Oui, dans la mesure où l’ouvrage n’apporte rien de nouveau en termes de contenu discuté, non dans la perspective et l’originalité de la structuration de la pensée. En effet, si l’interdit du meurtre n’est pas nouveau, l’intérêt de cet ouvrage est de le réinscrire dans une dimension réellement séculière, non religieuse et relationnelle. Il permet dès lors de redonner une signification contemporaine, efficiente, à la notion même de transgression, dimension de l’acte de « donner la mort » que commencent, si pas de remettre à l’honneur, au moins à nommer certains professionnels pratiquant l’euthanasie. Ce livre bref, allant à l’essentiel, sera un bon outil pour penser les pratiques, particulièrement cliniques, et redonner tout son sens pratique, psychique et moral à la notion de transgression.

 

Recension de Marie-Jo Thiel (dir), Les enjeux éthiques du handicap, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2014, dans Revue théologique de Louvain, n°4, 2015, p. 634-635.

 

Cette publication, issue des 5èmes Journées internationales d’éthique de Strasbourg, porte tout l’intérêt habituel des actes de colloque dans la diversité de ses 35 contributions. L’ouvrage les a classées en cinq parties, s’efforçant de la sorte de donner une cohérence à l’ensemble. On y traite ainsi des barrières à déconstruire, que ce soit au regard de l’histoire ou des représentations contemporaines du handicap. Se pose ensuite un ensemble de questions relatives à l’intégration, l’inclusion, la reconnaissance : la diversité de ces concepts renvoie à des enjeux pratiques et éthiques sensiblement différents. La troisième partie traite des politiques du handicap auxquelles sont associées les pratiques d’évaluation, d’assurance et de compensation. Le handicap, il est surtout question de le vivre soi-même et en lien avec autrui dans des sociétés spécifiques, et dans tous les domaines de l’existence. Enfin, il n’est pas possible de considérer le handicap sans son rapport de proximité avec la médecine, en amont et au cœur de l’existence.

Laissant la parole à des acteurs de terrain, des éducateurs, des chercheurs et des cliniciens, ce livre ouvre à de nombreuses thématiques bien documentées et diversifiées en ce qui concerne leurs lieux et la réflexion critique dont elles sont généralement porteuses. On notera l’importance de l’histoire et de la compréhension des représentations sociales, la manière dont les législations les portent et les rencontrent au cœur de la société. Le vécu de la personne handicapée est largement pris en compte, en lien avec la vie professionnelle et l’entourage social et familial ; l’approche de la vie affective et sexuelle est appréhendée dans trois contributions particulièrement intéressantes. Enfin, l’approche du handicap par le soin et la médecine est largement honorée dans la dernière partie de l’ouvrage. Toutes ces thématiques ouvrent à une multiplicité de questionnements éthiques traitant de questions tout aussi actuelles que de fond : handicap et justice, vulnérabilité et honte, inclusion et exclusion, reconnaissance, capacitation individuelle et sociale, polyhandicap. Ces questions sont abordées tant sous l’angle de la réflexion critique que par le témoignage d’acteurs et d’associations inscrivant cette dernière dans le concret des pratiques. Or, rencontrer concrètement la personne porteuse d’un handicap au cœur de la société représente également une manière de les nommer. La théologie en tant que telle y est peu présente si ce n’est par la problématique de l’accès au sacrement de l’ordre par un homme porteur d’un handicap.

 

Cet ouvrage offre une large documentation pour connaître la situation du handicap en France, une importante bibliographie inhérente à chaque contribution. Un ouvrage à portée générale où les chercheurs et acteurs préoccupés du handicap trouveront les principales informations et questions éthiques liées au handicap.

 

Recension de Marie-Jo Thiel (dir), La santé augmentée. Réalisme ou totalitarisme ?, Montrouge, Bayard, 2014, dans Revue théologique de Louvain, n°4, 2015, p. 635-636.

 

La question de l’augmentation de l’humain (enhancement), de sa santé est à l’ordre du jour et n’est pas sans poser question à l’éthicien et au théologien. On pourrait, à minima, ouvrir quatre types d’interrogations ayant trait à la capacité humaine de maintenir un certain espace de liberté face à l’engouement toujours possible face à des techniques ou des médications prometteuses en termes de restauration de l’existence. Tout d’abord, il importe de garder le souci de l’unité du sujet dans son lien corps-esprit, tout en soulignant l’importance des nouveautés thérapeutiques et en sachant distinguer ce qui relève effectivement de la véritable thérapeutique ou du souci d’amélioration de l’humain : s’agit-il de traiter les signes de la maladie, l’inconfort vécu par le patient, son entourage, ou l’image qu’il a de lui-même ? Une autre dimension est celle de la justice distributive dans la hiérarchisation des projets thérapeutiques : faut-il tout traiter, à n’importe quel prix si le coût du développement de techniques de pointe ampute le budget disponible pour des traitements plus ordinaires ? Une troisième interrogation est inhérente à la signification même de l’amélioration : que signifie rendre un humain meilleur, pour quelles dimensions de son existence, pour lui-même ou son entourage ? Enfin, et ce n’est pas le moindre défi, il s’agit de toujours s’interroger sur l’image de l’humain qu’on est en train de construire et son impact sur les générations futures : que signifie être un homme, une femme « normal » ? Quel est le mandat social de la médecine pour restaurer un humain à l’image -l’idole- qui lui corresponde ? C’est cet ensemble de questions que ce livre de M.-J. Thiel nous permet de considérer par la large contextualisation qu’elle nous propose, que ce soit dans les repères cliniques, éthiques ou théologiques. Comme elle en a pris l’habitude ces derniers temps, à côté d’ouvrage de recherche plus fondamentale, cette auteure propose des contributions à destination d’un plus large public, posant les questions de fond : comment rencontrer la fragilité, au cœur de quelle médecine, aujourd’hui et demain ?

 

Recension de Anne-Marie Saunal, Des vies restaurées. Quand l’Évangile visite la psyché. Préface de Véronique Margron, Paris, cerf, 2014, dans Revue théologique de Louvain, n°4, 2015, p. 638-639.

 

Un livre passionnant dont le sous-titre aurait pu être : que se passe-t-il en l’homme et en Dieu lorsqu’il s’agit de rencontrer mutuellement la vie blessée ? Psychanalyste et psychologue, A.-M. Saunal fait vivre des récits bibliques à travers lesquels elle propose une approche spirituelle de l’humain, inscrite, au niveau de l’expérience, dans ses dimensions psychiques et croyantes : fils prodigue, femme adultère, sourd bègue, aveugle-né, possédé, Judas, Marie-Madeleine. L’originalité est de faire vivre ces textes à plusieurs niveaux : ce qui se passe dans la rencontre d’un point de vue humain, psychanalytique, croyant, tout en même temps qu’elle éclaire sa pensée de l’apport de nombreux spirituels et théologiens de la tradition chrétienne. Les différents pans de l’existence ne peuvent être dissociés dans l’expérience subjective, particulièrement lorsqu’elle est confrontée à l’épreuve, à la souffrance.

 

À travers ce qu’éprouvent et vivent les différents personnages considérés, l’approche morale du récit se trouve déplacée : elle n’est plus l’enjeu principal de l’analyse, mais bien ce qui sous-tend l’action, au niveau de l’intériorité et de l’histoire individuelle et familiale du sujet : comment mieux me comprendre pour saisir ce qui m’advient et ce que je fais ou pas ? Chaque récit, mis en parallèle avec des situations de patients en analyse, montre son actualité : comment la Bible, tout en parlant d’un Dieu proche et restaurateur en Jésus, met en scène des catégories universelles de compréhension de l’existence, s’ouvrant de la sorte à un auditoire bien plus large que les seuls croyants ? Le théologien sera sensible à ce que l’analyse du vécu intérieur des personnages -et de Jésus lui-même- ouvre à l’actualité de la rencontre de l’humain fragile et de Dieu où, tous deux en la personne de Jésus, se trouvent affectés et, pour un part, grandis. On notera également, à travers la majorité des récits analysés, toute l’importance accordée au corps inscrit dans une histoire personnelle, psychique et familiale, corps devenant un lieu théologique dans la rencontre du Christ ; une belle cohérence avec l’incarnation.

 

Recension de Marc Desmet, Vivre la gestion hospitalière. Une question spirituelle ?, Bruxelles, Lumen vitae, 2015, dans Revue théologique de Louvain, n°1, 2016, p. 129-130.

 

Prenant résolument acte des nouvelles questions et lieux traitant du spirituel, ce dernier numéro de la collection nous ouvre à un double monde : celui de la gestion hospitalière et celui de l’exercice concret du soin. La parole est d’abord donnée à un gestionnaire – Olivier Joël de la Fondation des Diaconesses de Reuilly – offrant son point de vue sur le parcours proposé par l’auteur ; initiative intéressante de la collection que de se faire parler des mondes considérés habituellement comme trop séparés et pourtant généralement habités d’une même visée, celle de bien faire.

 

L’ouvrage comporte deux parties. La première offre une compréhension originale de la structuration et de l’organisation de l’hôpital autour de quatre pôles : la communauté, le contrôle, le care et le cure. L’auteur montre comment chacun de ces pôles se trouve porté par des principes d’organisation différents, renvoyant à des modes d’actions spécifiques (vue d’ensemble, maîtrise, coordination, intervention). Dans le souci de rendre simple une organisation complexe et grâce à de nombreux moyens mnémotechniques, M. Desmet propose une meilleure compréhension de ce qu’est l’hôpital contemporain. Enjeux éthique essentiel de comprendre, que ce soit de l’extérieur mais plus radicalement encore pour un ensemble d’acteurs si différents au service du malade, de près ou de loin ! La deuxième partie, dans une sensibilité toute ignacienne, offre « 8 chaînons manquants », c’est-à-dire huit questions à se réapproprier sans cesse lorsque, d’une manière ou l’autre, le soignant vit ce décalage de plus en plus structurant entre son désir de présence au plus souffrant et les contraintes d’une organisation complexe. L’auteur, optimiste de nature, permet de la sorte à restaurer ce qu’il nomme volontiers un amour du travail.

 

Ce livre, s’il n’est pas d’abord destiné aux gestionnaires avides de bilans et de chiffres, les éclairera cependant sur ce monde pour lequel ils exercent des responsabilités toujours de plus en plus lourdes, celui du soin, de ses motivations et, peut-être, de ses attentes en termes de reconnaissance. Il ressourcera les professionnels interrogatifs sur le sens de leur travail en leur offrant quelques clés interprétatives manifestement spirituelles, s’il est bien question de sens et d’amour du travail.